Les syllogismes de l’ultra-gauche

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date

Mars 2011 Germinal 219

Auteur

Robin Goodfellow

Version

V 1.5

 

Sommaire

Sommaire.. 2

1.         Les syllogismes de l’ultra-gauche.. 3

2.         L’ultra-gauche et la révolution bourgeoise.. 4

3.         L’ultra-gauche et la révolution démocratique.. 6

3.1       Révolution bourgeoise et révolution démocratique. 6

3.2       La révolution bourgeoise au XVIIè et XVIIIè siècle. 7

3.3       La révolution bourgeoise au XIXè siècle. 8

3.4       La révolution démocratique et la révolution russe. 9

3.5       La faillite de l’ultra-gauche. 13

4.         L’ultra-gauche et la révolution prolétarienne.. 16

5.         La catastrophe annoncée et l’impossibilité de l’éviter.. 22

6.         Epilogue.. 24

 

1.           Les syllogismes de l’ultra-gauche

Le cercle de Paris a été, suite à son départ du CCI (Courant Communiste International) l’initiateur d’un réseau de discussion internationale auquel nous avons participé – notre attitude constante ayant été de rechercher le regroupement des révolutionnaires – dont l’objectif était de favoriser le dépassement des erreurs théoriques du mouvement communiste du XXè siècle. Cette volonté est loin d’avoir été réalisée et le poids du passé continue de peser fortement sur le cerveau des présents. Raoul Victor, est un représentant typique de cette tradition que nous appellerons l’ultra-gauche conseilliste. Il a diffusé dans le réseau une analyse de la situation en Tunisie qui est l’objet de ce texte. Au-delà de la personne de Raoul Victor, c’est donc le point de vue de cette ultra-gauche conseilliste qui n’en finit pas d’agoniser tout en rejetant le marxisme que nous critiquerons ici.

 

Raoul Victor qui s’est efforcé ailleurs[i] de nous démontrer avec force platitude qu’une révolution était une évolution sans en avoir l’air (r), fait maintenant la fine bouche devant les révolutions qui parcourent le monde arabe et au-delà s’étendent à d’autres aires.

 

Le raisonnement de Raoul Victor tient dans une logique simple, en quelques uns de ces syllogismes qu’affectionne la pensée vulgaire.

 

1° Ce n’est pas une révolution prolétarienne. L’auto organisation pouvant conduire à un double pouvoir reste très limitée et la fraternisation avec l’armée également.

2° Ce n’est pas non plus une révolution bourgeoise parce que la bourgeoisie est déjà au pouvoir.

3° Ce n’est pas non plus une révolution démocratique car la démocratie existe déjà (constitution, élections, suffrage universel, partis), et d’ailleurs les partis au pouvoir étaient membres de l’Internationale socialiste et le mot démocratique est écrit dessus[ii]. Compte tenu de son tropisme pour les nouvelles technologies Raoul Victor serait prêt à concéder qu’il s’agit d’une cyber-révolution mais, compte tenu de ce qui a été dit plus haut, il faut savoir rester raisonnable.

4° Par conséquent, il ne s’agit pas d’une révolution. Ni prolétarienne, ni bourgeoise, ni démocratique, une révolution internationale devient un « mouvement social » dont le principal intérêt réside dans les expériences de cyber-ramassage des ordures.

 

La cécité politique de ces considérations est affligeante. Elle traduit, après sa faillite théorique, la débandade politique de l'ultra-gauche conseilliste. Tandis que le mode de production capitaliste connaissait le plus fort développement des forces productives de son histoire, elle fut la seule à considérer qu’il était en décadence. Cette faillite théorique se termine aujourd'hui, après les révolutions qui ont bouleversé l'Est de l'Europe et avaient sonné le glas de leurs représentations, en une débandade finale. Sur le bord de la route de la révolution, le brasero allumé avec les œuvres de Marx, Raoul Victor se frotte les mains pour se réchauffer en attendant des jours meilleurs et distille quelques conseils au « mouvement social »

 

 

 

2.           L’ultra-gauche et la révolution bourgeoise

Examinons les syllogismes de l’ultra-gauche en commençant par celui-ci :

 

1° Ce n’est pas une révolution bourgeoise parce que la bourgeoisie est déjà au pouvoir.

 

Pourtant, du point de vue du marxisme, une révolution bourgeoise peut intervenir alors que la bourgeoisie est au pouvoir. Si Raoul Victor avait lu la première page des « Luttes de classe en  France" (Marx 1852), il aurait pu constater que la révolution (bourgeoise) de 1830 avait porté au pouvoir une fraction de la bourgeoisie dont Marx donne le détail et qu'il résume sous le terme d'aristocratie financière. Le mot aristocratie n'est pas là pour nous faire imaginer qu'il s'agit d'une classe féodale mais pour montrer qu'il s'agit d'une fraction, d'une minorité de la classe bourgeoise (la même chose vaut, sur un autre plan, pour le prolétariat quand Marx parle d’aristocratie ouvrière).

 

En Tunisie, pour nous cantonner au pays qui a donné le coup d’envoi de cette révolution internationale, une partie de la bourgeoisie seulement était au pouvoir, celle qui était représentée par le clan Ben Ali et qui mettait en coupe réglée l’Etat et le pays. Pour la bourgeoisie l’enjeu de cette révolution, qu’elle n’a pas initiée (elle est partie des classes moyennes modernes paupérisées) est justement de mettre en place un régime qui permette la domination de l’ensemble de la bourgeoisie.

 

Quelle est la forme d’Etat la plus appropriée à cette domination de l’ensemble de la bourgeoisie ? C’est la république démocratique. En février 1848, une fraction de la bourgeoisie dominait, pourtant il y a eu une révolution qui avait pour objet – du point de vue de la bourgeoisie – sa domination d’ensemble.

 

« A la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe peut seule succéder la république bourgeoise. Autrement dit : si, au nom du roi, a régné une partie restreinte de la bourgeoisie, c’est désormais au nom du peuple que régnera l’ensemble de la bourgeoisie » (Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, p.444, Pléiade, Politique, t.1)

L’histoire de la France montre que, pour le marxisme, la domination de la bourgeoisie n’exclut donc pas la révolution bourgeoise.

« Aucune des multiples révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’attenta à l’ordre, car elles conservaient la domination de classe, l’esclavage des travailleurs, l’ordre bourgeois, quelques fréquents qu’aient été les changements de la forme politique de cette domination et de cet esclavage. »(Nouvelle Gazette Rhénane, 29 juin 1848)

 

Raoul Victor, Maxime et Cie non seulement ne renouent pas avec le marxisme que par ailleurs ils souhaitent largement amender à l’aide d‘études savantes produites dans les grands organismes de recherche et les universités, c’est-à-dire abandonner, mais, dans leur souci de modernité, dans leur volonté de se situer dans le XXIè siècle, en opposition au Marx du XIXè[iii], ils élaborent un affreux syncrétisme entre les versions les plus décaties de l’anarchisme et du réformisme social-démocrate, qui les ramène vers les analyses les plus dépassées de ce siècle lointain.

 

Au début du XXè siècle, Lénine devait rappeler aux ancêtres politiques de Raoul Victor, Maxime et Cie le B-A BA du marxisme :

 

« Les gens de la nouvelle Iskra comprennent d'une manière radicalement fausse le sens et la portée de la catégorie : révolution bourgeoise. On voit constamment percer dans leurs réflexions l’idée que la révolution bourgeoise est une révolution qui ne peut donner que ce qui est avantageux à la bourgeoisie. Or, rien de plus faux que cette idée là. La révolution bourgeoise est une révolution qui ne sort pas du cadre du régime économique et social bourgeois, c'est à dire capitaliste. La révolution bourgeoise exprime le besoin, de développement du capitalisme; bien loin de ruiner les bases du capitalisme, elle les élargit et les approfondit. Cette révolution traduit, par conséquent, non seulement les intérêts de la classe ouvrière, mais aussi ceux de toute la bourgeoisie. La domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière étant inévitable en régime capitaliste, on peut dire à bon droit que la révolution bourgeoise traduit moins les intérêts du prolétariat que ceux de la bourgeoisie. Mais l'idée qu'elle ne traduit pas du tout les intérêts du prolétariat est franchement absurde. Cette idée absurde se résume dans l'ancestrale théorie populiste, selon laquelle, la révolution bourgeoise étant contraire aux intérêts du prolétariat, nous n’avons pas besoin d'une liberté politique bourgeoise. Ou bien encore elle se résume dans l'anarchisme, qui condamne toute participation du prolétariat à la politique bourgeoise, à la révolution bourgeoise, au parlementarisme bourgeois. » (Lénine, Deux tactiques de la social démocratie dans la révolution démocratique, 1905)

 

3.           L’ultra-gauche et la révolution démocratique

3.1             Révolution bourgeoise et révolution démocratique

Examinons maintenant le syllogisme suivant :

 

2° Ce n’est pas non plus une révolution démocratique car la démocratie existe déjà (constitution, élections, suffrage universel, partis)

 

Sans qu'on puisse départager où commence la mauvaise foi et où finit le cynisme, où commence l'aveuglement et où finit la cécité, où commence l'infantilisme et où finit la sénilité, Raoul Victor nous assène que les autocraties tunisiennes et égyptiennes sont des démocraties. Partant de ce principe, la Libye comme l’ex URSS étaient socialistes et ma tante, qui en avait, une nageuse est-allemande.

 

Marx et Engels ont utilisé le concept de « révolution démocratique »[iv] notamment lors de la préparation de la révolution de 1848[v]. Il y est synonyme de révolution bourgeoise.

 

Marx et Engels ont également parfaitement admis que la révolution bourgeoise puisse se faire « par en bas » comme « par en haut ». Ainsi avec le coup d’Etat de Louis Bonaparte en décembre 1851, « La période des révolutions par en bas était pour le moment close ; lui succéda une période de révolutions par en haut » (…) « Son imitateur Bismarck adopta la même politique pour la Prusse ; il fit son coup d’Etat, sa révolution par en haut de 1866, défiant la Confédération germanique et l’Autriche, et tout autant la chambre de conflits prussienne » (Engels, Introduction à la lutte des classes en France, 1895. Marx Œuvres, Politique, T.1, p.1130, Pléiade)

Dans la critique du programme de Gotha, Marx décrit l’Etat de Bismarck comme un « (…) Etat qui n’est rien d’autre qu’un despotisme militaire à charpente bureaucratique, placé sous protection policière, enjolivé de fioritures parlementaires, avec des ingrédients féodaux, et qui subit déjà l’influence de la bourgeoisie (…) »(Marx, critique du programme du parti ouvrier allemand, 1875, Œuvres, Economie, T.1, p.1439, Pléiade)

 

Donc rien moins qu’une démocratie[vi]. Engels fait pourtant le commentaire suivant :

 

« L’étrange destinée de la Prusse voulut qu'elle achevât vers la fin du siècle, sous la forme agréable du bonapartisme, sa révolution bourgeoise qu'elle avait commencée en 1808‑1813, et continuée quelque peu en 1848. Et si tout va bien, si tout le monde reste bien tranquille, et si nous devenons tous assez vieux, nous pourrons peut être voir, en 1900, que le gouvernement de Prusse a vraiment supprimé toutes les institutions féodales, que la Prusse en est arrivée enfin au point où en était la France en 1792. » Engels (préface à la Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, page 20)

 

Donc, ce qui caractérise ici la révolution bourgeoise, ce n’est pas qu’elle institue des organes représentatifs, mais qu’elle élimine les classes réactionnaires et les institutions féodales. Pour ce faire l’intervention du prolétariat vise donc bien à accélérer et radicaliser ce que les autres forces historiques existantes mettraient tant de temps à accomplir. Ce que souligne également ici Engels c’est à la fois le besoin et la possibilité de cette intervention révolutionnaire du prolétariat, intervention d’autant plus utile qu’elle permet d’accélérer la venue de la lutte décisive entre prolétariat et bourgeoisie.

 

Par conséquent, nous avons vu que, du point de vue du marxisme :

1° le premier syllogisme est faux.

Nous constatons maintenant que :

2° le deuxième syllogisme est tout aussi faux.

3.2             La révolution bourgeoise au XVIIè et XVIIIè siècle

Au XVIIè et au XVIIIè siècle la bourgeoisie est une classe motrice de la révolution bourgeoise. Le prolétariat n’y apparaît guère de manière autonome.

 

« En 1648, la bourgeoisie était alliée à l’aristocratie moderne contre la monarchie, l’aristocratie féodale et l’Eglise établie.

En 1789, la bourgeoisie était alliée au peuple contre la monarchie, l’aristocratie et l’Eglise établie.

Le seul modèle de la révolution de 1789, du moins en Europe, fut la révolution de 1648, laquelle trouva le sien dans le soulèvement des Pays-Bas contre l’Espagne. Toutes deux étaient en avance d’un siècle sur leurs modèles, non seulement dans le temps, mais par leur contenu.

Dans les deux révolutions, la classe réellement à la pointe du mouvement était la bourgeoisie. La prolétariat et les couches sociales n’appartenant pas à la bourgeoisie n’avaient pas encore des intérêts distincts de ceux de la bourgeoisie ou bien ne formaient pas encore de classes ou de parties de classes indépendantes et développées. C’est pourquoi, là où ils s’opposaient à la bourgeoisie, comme par exemple en 1793-1794 en France, ils ne luttaient que pour faire triompher ses intérêts, même s’ils ne le faisaient pas à la manière de la bourgeoisie. Toute la terreur française fut une manière plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit boutiquier.

Les révolutions de 1648 et de 1789 n'étaient pas des révolutions anglaise et française, mais des révolutions de style européen. Elles n'étaient pas la victoire d'une classe déterminée de la société sur l'ancien ordre politique, mais la proclamation de l’ordre politique pour la nouvelle société européenne. Elles marquaient le triomphe de la bourgeoisie, mais cette victoire signifiait alors la victoire d’un nouvel ordre social, la victoire de la propriété bourgeoisie sur la propriété féodale, de l’esprit national sur le provincialisme, de la concurrence sur la confrérie, du partage sur le majorat, du propriétaire maître de la terre sur le propriétaire soumis à la terre, des lumières sur la superstition, de la famille sur le nom patronymique, de l’industrie sur l’oisiveté du héros, du droit bourgeois sur les privilèges seigneuriaux

La révolution de 1648 fut la victoire du XVII° siècle sur le XVI°, la révolution de 1789, du XVIII° siècle sur le XVII°. Bien plus encore que les besoins des parties du monde où elles se produisaient, à savoir l’Angleterre et la France, ces révolutions exprimaient les besoins du monde de l’époque. » (Marx, Nouvelle Gazette Rhénane 15 décembre 1848, Politique, t.1 Pléiade, p.116).

3.3             La révolution bourgeoise au XIXè siècle

Mais dès lors que le mode de production capitaliste se développe, que le prolétariat s’affirme comme classe, la bourgeoisie devient infiniment plus prudente vis-à-vis de sa propre révolution.

 

« Ce qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, c´est cette particularité que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses moyens de puissance, donc en premier lieu de ses capitaux, ne fait que contribuer à la rendre de plus en plus inapte à la domination politique. "Derrière les grands bourgeois il y a les prolétaires." Dans la mesure même où elle développe son industrie, son commerce et ses moyens de communication, la bourgeoisie engendre le prolétariat. Et, à un certain moment — qui n´est pas nécessairement le même partout et ne se présente pas forcément au même degré de développement — elle commence à s´apercevoir que son double, le prolétariat, devient plus fort qu´elle. A partir de ce moment elle perd la force d´exercer exclusivement sa domination politique ; elle cherche des alliés avec lesquels elle partage son pouvoir ou auxquels elle le cède complètement, selon les circonstances. » Engels, la guerre des paysans

 

La révolution allemande de 1848 avait parfaitement révélé la pusillanimité de la bourgeoisie allemande et favorisé le processus de révolution par en haut. En Russie le même phénomène se produisit. Il s’agit toujours de conditions relatives et non absolues. Ce qui est vrai à une moment historique compte tenu des rapports de classe en présence peut ne plus  exister par la suite[vii].

3.4             La révolution démocratique et la révolution russe

3.4.1        La révolution démocratique bourgeoise

Un demi-siècle plus tard, nous sommes vers 1905, alors que la révolution bourgeoise est à l’ordre du jour en Russie, le prolétariat a encore plus renforcé son poids, son autonomie, sa théorie, son organisation, son expérience. Kautsky considère (il a l’accord de Lénine et de Trotski) que comme la bourgeoisie russe ne fait pas partie des forces motrices actuelles de la révolution, il ne faudrait plus parler de révolution bourgeoise sans pour autant dire que la révolution qui s’ouvre en Russie soit socialiste.

 

Le concept de révolution bourgeoise est cependant conservé par Lénine même si le rôle de la bourgeoisie russe se modifie. La mise en retrait de la bourgeoisie n’est d’ailleurs pas définitive. Elle dépend de la capacité de la bourgeoisie à dominer le prolétariat. Nous avons vu que de nombreuses fois tant Engels que Lénine – notamment après la révolution de 1905 et l’arrivée au pouvoir de Stolypine le pendeur – envisageaient une possible révolution par le haut (comme nous l’avons vu tout aussi démocratique bourgeoise que la révolution par le bas) en Russie

 

D’autre part, toutes les révolutions bourgeoises ne visant pas à instaurer la république démocratique, l’objectif immédiat du prolétariat dans la révolution à venir est de conquérir ce nécessaire champ de bataille pour le combat décisif, la forme d’Etat qui ouvre la voie à sa victoire, car elle est la forme la plus instable, celle où les contradictions peuvent s’exprimer sans fard, celle où il peut obtenir la plus grande liberté de mouvement, celle où le pouvoir des diverses classes en lutte peut s’épuiser pour finir par échoir au prolétariat[viii]. La révolution démocratique telle que la conçoivent les bolcheviks est donc une révolution bourgeoise, elle vise à l’instauration d’une république démocratique, par en bas, et le prolétariat doit prendre la tête de cette révolution et la pousser le plus loin possible, la pousser jusqu’au bout.

 

Nous sommes donc rendus au XXè siècle, le concept de révolution démocratique équivaut tellement peu à « présence de pseudos institutions démocratiques » que, pour Lénine, elle est synonyme, si elle va jusqu’au bout, de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie »[ix], bien plus en 1917, nous allons le voir, Lénine déclare que la forme d’Etat adéquate pour cette dictature démocratique est cette forme d’Etat particulière que sont les Soviets.

 

Raoul Victor avec sa représentation de la révolution démocratique n’est ni au XXè siècle, ni au siècle suivant ni aux siècles précédents ; il est nulle part, sinon au paradis théorique de l’ultra-gauche où les anges gardiens sont des politologues bourgeois et où Saint-Pierre, indigné de voir à ce point le marxisme maltraité, a demandé l’asile politique au diable en personne.

3.4.2        La théorie au banc d’essai de l’histoire : le point de vue de Lénine

Une dizaine d’années plus tard, nous sommes en 1917, une situation inédite (que Lénine reliera avec l’expérience de la Commune) dans l’histoire des révolutions bourgeoises se présente avec l’émergence d’un double pouvoir.

 

La permanence de la révolution ne passe plus seulement par l’épuisement des partis au pouvoir mais également par un déplacement du lieu du pouvoir en même temps que s’établit une forme de concomitance du pouvoir. Du fait que le pouvoir est entre les mains de la bourgeoisie avec le gouvernement de Lvov, Lénine considère que, sous cet angle, la révolution démocratique bourgeoise est terminée.

 

Elle n’a pas pour autant été jusqu’à son terme, sa forme la plus pure, à savoir la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » mais on y tend via les soviets qui n’ont pas le pouvoir mais qui s’appuient sur la majorité du peuple, les ouvriers et les soldats armés. Avec la dualité des pouvoirs, la révolution bourgeoise est à la fois déjà au-delà de la domination classique de la bourgeoisie et encore en deçà de sa forme la plus avancée : la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.[x]

 

C’est dans les « Lettres sur la tactique » que Lénine se montre le plus critique par rapport à la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Ce sont notamment les passages suivants qui font dire aux Trotskistes que Lénine a changé de point de vue et s’est rallié à Trotski[xi] et aux staliniens que la dictature démocratique est réalisée avant Octobre.

 

Il est important d’en faire une lecture plus attentive (notons d’ailleurs que ce texte est de la même époque que celui que nous avons cité avant). Lénine dit :

 

« Depuis cette révolution, le pouvoir appartient à une autre classe, à une classe nouvelle : la bourgeoisie.

Le passage du pouvoir d'une classe à une autre est le caractère premier, principal, fondamental, d'une révolution, tant au sens strictement scientifique qu'au sens politique et pratique du mot.

Ainsi, la révolution bourgeoise, ou démocratique bourgeoise, est terminée en Russie.

Nous entendons ici s'élever les protestations de contradicteurs auxquels il plaît de s'appeler «vieux bolcheviks» : n'avons-nous pas toujours dit que la révolution démocratique bourgeoise ne pouvait être terminée que par la «dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » ? La révolution agraire, elle aussi démocratique bourgeoise, est-elle donc terminée ? N'est-ce pas au contraire un fait qu'elle n'a pas encore commencé ?

Je réponds : les mots d'ordre et les idées des bolcheviks ont été, dans l'ensemble, entièrement confirmés par l'histoire ; mais dans la réalité concrète les choses se sont passées autrement que nous ne pouvions (et que personne ne pouvait) le prévoir : d'une façon plus originale, plus curieuse, plus nuancée.

L'ignorer ou l'oublier serait s'assimiler à ces «vieux bolcheviks» qui, plus d'une fois déjà, ont joué un triste rôle dans l'histoire de notre Parti en répétant stupidement une formule apprise par cœur, au lieu d'étudier ce qu'il y avait d'original dans la réalité nouvelle, vivante.

«La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » est déjà réalisée [voir le commentaire en note plus bas RG] dans la révolution russe, car cette «formule» ne prévoit qu'un rapport entre les classes, et non une institution politique déterminée matérialisant ce rapport, cette collaboration. «Le Soviet des députés ouvriers et soldats» : telle est la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », déjà réalisée par la vie.

Cette formule a déjà vieilli. La vie l'a faite passer du royaume des formules dans celui de la réalité, elle lui a donné chair et os, elle l'a concrétisée et, par là même, modifiée.

Un autre objectif, un objectif nouveau, est désormais à l'ordre du jour : la scission, au sein de cette dictature, entre les éléments prolétariens (anti-jusqu'auboutistes, internationalistes, «communistes», partisans du passage à la «commune») et les éléments petits-propriétaires ou petits-bourgeois (Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov, les socialistes-révolutionnaires et tous les autres jusqu'auboutistes révolutionnaires, adversaires de la marche vers la commune, partisans du «soutien» de la bourgeoisie et du gouvernement bourgeois).

Quiconque, aujourd'hui, ne parle que de la «dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » retarde sur la vie, est passé de ce fait, pratiquement, à la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne, et mérite d'être relégué aux archives des curiosités prérévolutionnaires «bolcheviques» (aux archives des «vieux bolcheviks», pourrait-on dire).

La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie est déjà réalisée, mais d'une façon très originale, avec un certain nombre de modifications de la plus haute importance. J'en parlerai plus spécialement dans une de mes prochaines lettres. Pour l'instant, il faut bien se mettre en tête cette vérité incontestable que le marxiste doit tenir compte de la vie, des faits précis de la réalité, et non se cramponner à la théorie d'hier qui, comme toute théorie, est tout au plus capable d'indiquer l'essentiel, le général, de fournir une idée approchée de la complexité de la vie. » (Lénine Lettres sur la tactique, Avril 1917)

 

Lénine ajoute une note en bas de page sur « est déjà réalisée ». Elle précise « Sous une certaine forme et jusqu'à un certain point. ». Cette note vient donc nuancer l’affirmation plus tranchée ; il faut donc la rapprocher de l’autre citation (cf. les tâches du prolétariat dans notre révolution) où Lénine dit que l’on tend vers, que l’on « touche de près », la dictature démocratique. Lénine veut rompre non pas avec le schéma général, comme on peut le constater mais avec sa compréhension dépassée et du coup catastrophique pour la suite de la révolution qu’en ont faite les vieux bolcheviks.

 

Le schéma initial de Lénine est donc :

 

Passage du pouvoir entre les mains de la bourgeoisie, dans le cadre d’un état bourgeois républicain démocrate encore instable, les représentants des partis des classes bourgeoises et petites bourgeoises s’épuisent et font faillite, incapables de satisfaire les revendications du prolétariat et de la paysannerie. La révolution va continuer et le pouvoir d’Etat revenir aux partis représentatifs de ces deux dernières classes[xii].

Nous sommes donc dans la perspective d’une continuité de l’Etat et d’une succession dans le temps. C’est à ce schéma qu’est attaché la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie dans sa représentation initiale et c’est à ce schéma que continuent à adhérer les vieux bolcheviks.

Mais, pour Lénine, avec l’émergence des soviets s’est créée une situation nouvelle. Il y a, à la fois, un changement de lieu du pouvoir et simultanéité des pouvoirs. C’est ce qu’indique la dualité des pouvoirs. Il ne faut surtout pas négliger le phénomène soviétique car c’est par lui que passe désormais le phénomène révolutionnaire démocratique bourgeois, la révolution se continue non pas dans le cadre de l’Etat bourgeois républicain parlementaire mais dans le cadre des soviets.

 

Lénine insiste particulièrement parce que le parti bolchevik est resté prisonnier de ces vieux schémas en soutenant le gouvernement provisoire. Voilà pourquoi il critique l’ancienne formule tout en la maintenant. La tornade révolutionnaire continue son chemin mais son axe a dévié pour passer par les soviets. Il n’y a pas pour autant le moindre fétichisme des soviets chez Lénine.

 

Pour Lénine c’est donc Octobre qui va réaliser cette dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie sous sa forme pure[xiii]. Il est vrai cependant que l’adjectif démocratique accolé à dictature du prolétariat et de la paysannerie semble disparaître sous la plume de Lénine, ce qui rend d’autant plus complexe l’analyse.

 

Il n’est pas dans notre propos d’effectuer ici, une critique des concepts de dictature démocratique qu’ils soient vus par Lénine, les staliniens, Trotski ou Bordiga, de révolution permanente au sens trotskiste, ou encore de la question de la transcroissance de la révolution comme de son involution en un « Etat ouvrier et paysan à forte déformation bureaucratique » (Lénine), ni de poser les questions ouvertes par l’existence d’un double pouvoir et la nature de ce deuxième pouvoir.

Le débat rendu extrêmement complexe par les divers jeux d’intérêts et recouvert de tout un fatras par la contre-révolution mérite une analyse en soi.

Nous ne faisons que montrer ici à quel point la révolution démocratique de Raoul Victor est une bluette aux antipodes du marxisme et de l’expérience historiques.

 

La révolution démocratique bourgeoise s’est donc faite non seulement sans la bourgeoisie mais dans sa dynamique vers la révolution prolétarienne elle se retourne contre elle.

La révolution bourgeoise n'est donc pas nécessairement une révolution qui porte au pouvoir la bourgeoisie.

Quant à la révolution démocratique rien n’est plus faux que la définir comme une révolution qui met en place des institutions démocratiques.

 

La révolution russe s’est finalement commuée en révolution bourgeoise, dont la radicalité tout comme la faiblesse de la bourgeoisie, a permis un développement rapide du mode de production capitaliste, contre cette bourgeoisie elle-même. Trotski et Bordiga ont toujours refusé d'admettre que la bureaucratie était une classe spécifique, une nouvelle classe. La gauche d'Italie l'a définie comme un appendice de la classe bourgeoise internationale en charge de la gestion du capitalisme russe. A cette définition spatiale, il faut y ajouter cette définition temporelle que les révolutions ouvertes en Europe en 1989 ont démontré, comme l'avaient également anticipé Trotski et Bordiga, à savoir que la fonction de la bureaucratie était également de préparer la résurrection de la bourgeoisie une fois l'incendie de la révolution prolétarienne définitivement éteint et le mode de production capitaliste[xiv] en URSS à la fois suffisamment et insuffisamment développé.

3.5             La faillite de l’ultra-gauche

Nous pouvons épargner au lecteur les délires de l’ultra-gauche conseilliste, à base de décadence, de décomposition, d’impossibilité des réformes, du développement et de la démocratisation, le tout sur fond d’années de vérité, bref, tout ce gloubiboulga théorique que le prolétariat devait ingurgiter sans vomir.

 

Tournons nous cependant vers la seule pensée consistante de l’après deuxième guerre mondiale : la gauche dite italienne dont l’ultra-gauche conseilliste existante est d’ailleurs un avorton sur le plan de la filiation organisationnelle.

 

Bordiga fait très justement remarquer que pour le marxisme « les prévisions sont justement l’épreuve du feu (et le mot scientifique n’a pas d’autre sens) ; étant entendu  que pour la bataille de propagande d’un parti, qui vit dans chaque ligne de Marx et Engels, il convient de couper net, avec des formulations tranchantes. Si jamais nous prévoyons mal, autant aller s’amuser et laisser le champ libre aux grands politicards du vent qui souffle » (Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste, p. 288, Ed. Spartacus)

 

Quelles furent donc les prévisions de la gauche ?

 

Pour Bordiga, à l’issue de la deuxième guerre mondiale, une fois passée la phase de reconstruction, le mode de production capitaliste avec ses cycles décennaux devrait connaître une crise importante vers 1965, crise qui devrait conduire à la sortie du prolétariat de la période de contre-révolution et son retour à des positions classistes. A partir de là, une nouvelle crise, vers 1975, mettrait le prolétariat devant l’alternative guerre ou révolution[xv].

 

Bordiga trace ensuite la géographie de cette révolution :

 

« Son aire centrale sera constituée par les pays qui ont répondu aux ruines de la guerre par une puissante reprise productive, en premier lieu l’Allemagne – y compris l’Allemagne de l’Est – la Pologne et la Tchécoslovaquie. L’insurrection prolétarienne qui suivra l’expropriation extrêmement féroce de tous les possesseurs de capital popularisé, devrait avoir son épicentre entre  Berlin et le Rhin et attirer à elle le nord de l’Italie et le nord-ouest de la France » (Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste. p.491, Editions Spartacus)

 

Et, conformément à ce que nous avons vu en relation avec la prévision, Bordiga conclut :

 

« Dans cette troisième vague historique de la Révolution, l’Europe continentale deviendra communiste politiquement et socialement ou bien le dernier marxiste aura disparu » (Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste. p.491, Editions Spartacus)

 

Ci-gît le bordiguisme.

 

Plus de trente ans après la date prévue, l’Europe non seulement n’est pas devenue communiste, mais elle a fait l’objet à partir de 1989, de révolutions instaurant des républiques démocratiques, de nouveaux états (dont certains n’avaient jamais existé) également républicains parlementaires et de guerres visant à délimiter des états nationaux.

 

Ainsi, nous avons vu en Europe, la réunification démocratique de l’Allemagne, la création de la Slovaquie, de la Tchéquie, de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, de la Biélorussie (Bélarus), de l’Ukraine, de la Macédoine, de la Serbie, du Monténégro, de la Georgie, de la Moldavie, de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie et également l’instauration d’une république démocratique en Roumanie, Hongrie, Pologne, Bulgarie, Russie pour ne rien dire, par exemple, des questions nationales en Transnitrie, Irlande ou Belgique.

 

En ce qui concerne les crises, nous avons montré que le cycle depuis la deuxième guerre mondiale n’était pas décennal mais, comme Marx l’avait prévu, qu’il s’est raccourci pour être d’environ 6 ans. Pour que la deuxième branche de l’alternative de Bordiga ne soit pas fausse, il faut montrer que la gauche n’avait pas complètement renoué avec le marxisme, que le marxisme peut s’approfondir en tant que science et se confronter par ses prévisions à la réalité, sinon il n’est qu’une ratiocination vide de sens.

 

Notre histoire nous a montré :

 

1° Qu’il était vain de vouloir fonder sur la théorie de Marx, une discontinuité au sein du mode de production capitaliste qui puisse justifier une politique qui soit différente avant et après 1914.

2° Que les courants issus de la troisième internationale n’avaient pas complètement renoué avec la tradition de Marx et Engels en ce qui concerne l’analyse de la démocratie[xvi].

3° Que les faits que ce soit en matière de crise ou d’évolution des sociétés confirmaient totalement l’analyse du marxisme historique.

4° Que le socialisme ne peut être une science et jouer un rôle révolutionnaire en tant que théorie du prolétariat que si elle s’approfondit en même temps qu’elle se restaure.

Nos travaux sur la crise qui ont par ailleurs permis une très bonne qualité de prévision compte tenu de nos forces, la question agraire, le mouvement ouvrier montrent – quelles que soient leurs faiblesses – qu’il y a une voie possible et que donc le marxisme peut être autre chose qu’une logomachie.

 

Si nous n’y parvenons pas alors Bordiga aura définitivement raison.

 

Il est inutile de dire que tout cela a fait également voler en éclats les « frontières de classe », chères à la vulgate ultra-gauche conseilliste. Agrippés aux épaves des barrières délimitant les frontières de classe, les douaniers Raoul Victor, Maxime et Cie dérivent dans l’océan du Doute, errent au gré des courants et des vents, écoutent avec attention le chant des sirènes bourgeoises et s’efforcent d’entamer une reconversion comme consultants du « mouvement social ».

4.           L’ultra-gauche et la révolution prolétarienne

Examinons maintenant un troisième syllogisme :

 

3° Ce n’est pas une révolution prolétarienne. L’auto organisation pouvant conduire à un double pouvoir reste très limitée et la fraternisation avec l’armée également.

 

Tout d’abord la révolution prolétarienne est indépendante de l’existence ou non d’un double pouvoir.

 

1° Nous avons vu qu’en Russie, il y avait un double pouvoir et que les soviets étaient le cadre adéquat pour que la révolution bourgeoise aille de l’avant. Les soviets de paysans ne s’appuient pas sur le prolétariat et donc ne caractérisent pas la révolution prolétarienne.

 

2° Il y eu des révolutions prolétariennes qui n’ont pas créé de tels organes. C’est le cas en France, dans la première partie du XIXè siècle dès lors que le prolétariat lutte pour la « république sociale »

 

« Le développement économique et politique de la France depuis 1789 a fait que, depuis cinquante ans, aucune révolution n'a pu éclater à Paris sans revêtir un caractère prolétarien, de sorte qu'après la victoire le prolétariat, qui l'avait payée de son sang, entrait en scène avec ses revendications propres. Ces revendications étaient plus ou moins fumeuses, et même confuses, selon le degré de maturité atteint par les ouvriers parisiens, mais, en définitive, elles visaient toutes à la suppression de l'antagonisme de classes entre capitalistes et ouvriers. Comment la chose devait se faire, à vrai dire on ne le savait pas. Mais à elle seule, si indéterminée qu'elle fût encore dans sa forme, la revendication contenait un danger pour l'ordre social établi; les ouvriers, qui la posaient, étaient encore armés; pour les bourgeois qui se trouvaient au pouvoir, le désarmement des ouvriers était. donc le premier devoir. Aussi, après chaque révolution, acquise au prix du sang des ouvriers, éclate une nouvelle lutte, qui se termine par la défaite de ceux-ci. C'est en 1848 que la chose arriva pour la première fois. Les bourgeois libéraux de l'opposition parlementaire tinrent des banquets où ils réclamaient la réalisation de la réforme électorale, qui devait assurer la domination de leur parti. De plus en plus contraints, dans leur lutte contre le gouvernement, à faire appel au peuple, ils furent obligés de céder peu à peu le pas aux couches radicales et républicaines de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Mais, derrière elles, se tenaient les ouvriers révolutionnaires, et ceux-ci, depuis 1830, avaient acquis beaucoup plus d'indépendance politique que les bourgeois et même que les républicains n'en avaient idée. Quand la crise éclata entre le gouvernement et l'opposition, les ouvriers engagèrent le combat de rues. Louis-Philippe disparut, et avec lui la réforme électorale; à sa place se dressa la république, la république « sociale», comme les ouvriers victorieux la qualifièrent eux-mêmes. Ce qu'il fallait entendre par république sociale, c'est ce que personne ne savait au juste, pas même les ouvriers. Mais maintenant ils avaient des armes et ils étaient une force dans l'État. Aussi, dès que les bourgeois républicains qui se trouvaient au pouvoir sentirent le sol se raffermir sous leurs pieds, leur premier objectif fut-il de désarmer les ouvriers. Voici comment cela se fit : en violant délibérément la parole donnée, en méprisant ouvertement les prolétaires, en tentant de bannir les sans-travail dans une province lointaine, on les précipita dans l'Insurrection de juin 1848. Et comme on avait pris soin de réunir les forces suffisantes, les ouvriers, après une lutte héroïque de cinq jours, furent écrasés. On fit alors un massacre parmi les prisonniers sans défense, comme on n'en avait pas vu de pareil depuis les jours des guerres civiles qui ont préparé la chute de la République romaine. Pour la première lois, la bourgeoisie montrait jusqu'à quelle folle cruauté dans la vengeance elle peut se hausser, sitôt que le prolétariat ose l'affronter, comme classe distincte, ayant ses propres intérêts et ses propres revendications. Et pourtant 1848 ne fut encore qu'un jeu d'enfant comparé à la rage de la bourgeoisie de 1871. » Engels

 

3° A la fin du « Le 18 brumaire de Louis Bonaparte », Marx constate que les révolutions n’ont jusque là fait que perfectionner la machine d’Etat alors qu’il s’agit de la briser. Avec la Commune, les perspectives souhaitées par Marx se réalisent, une forme nouvelle d’Etat (qui n’est plus un Etat au sens bourgeois du terme) apparaît. Lénine comparera le phénomène soviétique et la Commune. La dernière grande vague révolutionnaire du prolétariat a donc créé des organes comme les soviets (mais pas seulement) et cette expérience rend effectivement possible une perspective de double pouvoir mais il ne s’agit en rien d’une condition absolue.

 

4° Comme nous l’avons dit, il n’y a chez Lénine aucun fétichisme des soviets. Cet aspect de sa pensée a toujours fait hurler conseillistes et anarchistes qui sont hostiles à la dictature du prolétariat organisé en parti politique. Dans les leçons d’Octobre, Trotski en résume très bien l’enjeu :

 

« Les soviets des députés ouvriers ont surgi chez nous en 1905 et en 1917 du mouvement même, comme sa forme d'organisation naturelle à un certain niveau de lutte. Mais les jeunes partis européens qui ont plus ou moins accepté les soviets comme “doctrine”, comme "principe”, sont toujours exposés au danger d'une conception fétichiste des soviets considérés en tant que facteurs autonomes de la révolution. En effet, malgré l'immense avantage que présentent les soviets comme organisation de lutte pour le pouvoir, il est parfaitement possible que l'insurrection se développe sur la base d'autre forme d'organisation (comités d'usines, syndicats) et que les soviets ne surgissent comme organe du pouvoir qu'au moment de l'insurrection ou même après sa victoire.

Très instructive à ce point de vue est la lutte que Lénine engagea après les journées de juillet contre le fétichisme soviétiste. Les soviets s.-r. mencheviks étant devenus en juillet des organisations poussant ouvertement les soldats à l'offensive et persécutant les bolcheviks, le mouvement révolutionnaire des masses ouvrières pouvait et devait se chercher d'autres voies. Lénine indiquait les comités d'usines comme organisation de la lutte pour le pouvoir. Très probablement, le mouvement aurait suivi cette ligne sans l'insurrection de Kornilov qui obligea les soviets conciliateurs à se défendre eux-mêmes et permit aux bolcheviks de leur insuffler à nouveau l'esprit révolutionnaire en les liant étroitement aux masses par l'intermédiaire de leur gauche, c'est-à-dire des bolcheviks.

Cette question, comme l'a montré la récente expérience de l'Allemagne, a une immense importance internationale. Dans ce pays, les soviets furent plusieurs fois construits comme organes de l'insurrection, comme organes du pouvoir sans pouvoir. Le résultat fut qu'en 1923 le mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes commença à se grouper autour des comités d'usines, qui au fond remplissaient les mêmes fonctions que celles qui incombaient chez nous aux soviets dans la période précédant la lutte directe pour le pouvoir. Cependant, en août et en septembre, quelques camarades proposèrent de procéder immédiatement en Allemagne à la création de soviets. Après de longs et ardents débats leur proposition fut repoussée, et avec raison. Comme les comités d'usines étaient déjà devenus effectivement les points de concentration des masses révolutionnaires, les soviets auraient, dans la période préparatoire, joué un rôle parallèle à ces comités d'usines et n'auraient été qu'une forme sans contenu. Ils n'auraient fait que détourner la pensée des tâches matérielles de l'insurrection (armée, police, centuries, chemins de fer, etc.) pour la reporter sur une forme d'organisation autonome. D'autre part, la création des soviets comme tels, avant l'insurrection, aurait été comme une proclamation de guerre non suivie d'effet. Le gouvernement qui était obligé de tolérer les comités d'usines, parce qu'ils réunissaient autour d'eux des masses considérables, aurait frappé les premiers soviets comme organe officiel cherchant à s'emparer du pouvoir. Les communistes auraient été obligés de prendre la défense des soviets en tant qu'organisation. La lutte décisive n'aurait pas eu pour but la prise ou la défense de positions matérielles et ne se serait pas déroulée au moment choisi par nous au moment où l'insurrection aurait découlée nécessairement du mouvement des masses; elle aurait éclaté à cause d'une forme d'organisation, à cause des soviets, au moment choisi par l'ennemi. Or, il est évident que tout le travail préparatoire de l'insurrection pouvait avec un plein succès être subordonné à la forme d'organisation des comités d'usines qui avaient déjà eu le temps de devenir des organisations de masses qui continuaient à augmenter et à se fortifier et laissaient au Parti les coudées franches sous le rapport de la fixation de la date de l'insurrection. Evidemment, à une certaine étape, les soviets auraient dû surgir. Il est douteux que, dans les conditions que nous venons d'indiquer, ils eussent surgi au fort de la lutte comme organes directs de l'insurrection, car il eût pu en résulter au moment critique une dualité de direction révolutionnaire. Il ne faut pas, dit un proverbe anglais, changer de cheval quand on traverse un torrent. Il est possible que, après la victoire dans les principales villes, les soviets eussent commencé à apparaître sur tous les points du pays. En tout cas, l'insurrection victorieuse aurait nécessairement provoqué la création des soviets comme organes du pouvoir.

Il ne faut pas oublier que, chez nous, les soviets avaient déjà surgi à l'étape "démocratique" de la révolution, qu'ils avaient été alors légalisés en quelque sorte, que nous en avions ensuite hérité et que nous les avions utilisés. Il n'en sera pas de même dans les révolutions prolétariennes d'Occident. Là, dans la majorité des cas, les soviets se créeront sur l'appel des communistes et seront par suite des organes directs de l'insurrection prolétarienne. Il n'est pas impossible, évidemment, que la désorganisation de' l'appareil étatique bourgeois devienne très forte avant que le prolétariat puisse s'emparer du pouvoir, ce qui permettrait de créer des soviets comme organes déclarés de la préparation de l'insurrection. Mais il y a bien peu de chance pour que cela soit la règle générale. Dans le cas le plus fréquent, on ne parviendra à créer les soviets qu'aux derniers jours, comme organes directs de la masse prête à s'insurger. Enfin, il est très possible également que les soviets surgissent après le moment critique de l'insurrection et même après sa victoire comme organes du nouveau pouvoir. Il faut avoir constamment devant les yeux toutes ces éventualités pour ne pas tomber dans le fétichisme d'organisation et ne pas transformer les soviets, de forme souple, vitale de lutte, en "principe " d'organisation, introduit de l'extérieur dans le mouvement et entravant son développement régulier.

Ces derniers temps, on a déclaré dans notre presse que nous savions pas par quelle porte viendrait la révolution prolétarienne en Angleterre : sera-ce par le Parti Communiste ou par les syndicats, il est impossible de le décider. Cette façon de poser la question, qui vise à l'envergure historique, est radicalement fausse et très dangereuse, parce qu'elle voile la principale leçon des dernières années. S'il n'y a pas eu de révolution victorieuse à la fin de la guerre, c'est parce qu'il manquait un parti. Cette constatation s'applique à l'Europe tout entière. On pourrait en vérifier la justesse en suivant pas à pas le mouvement révolutionnaire dans les différents pays. » (Trotski, les leçons d’Octobre)

 

Après 80 ans de contre-révolution (dont rien n’indique qu’elle soit finie), nous laisserons donc à la créativité des masses, les modalités de ses formes d’organisation, ce qui ne veut pas dire que le marxisme n’encourage pas le prolétariat à constituer des formes d’organisation indépendantes de l’Etat (syndicats, associations économiques, coopératives, …) qui pourront être autant de points d’appui pour le levier de la révolution. En revanche, ce qui est nécessaire pour une révolution prolétarienne victorieuse c’est que le prolétariat forme un parti politique[xvii] distinct et opposé aux autres partis.

 

L’histoire du prolétariat nous a montré qu’il est possible que la révolution bourgeoise serve de tremplin à la révolution prolétarienne. Nous n’en sommes pas là avec la révolution actuelle. Mais même si cette chance paraît infime elle ne doit pas être écartée a priori. En tout état de cause même si le prolétariat reste l’aile gauche de la démocratie[xviii], c’est-à-dire s’il n’est pas capable de faire valoir ces intérêts de classe en opposition à ceux des autres classes, il doit rester le combattant de premier plan de la révolution bourgeoise et dans son intérêt la pousser la plus loin possible en revendiquant la république démocratique.

 

Maxime, qui est particulièrement inconséquent mais c’est parce qu’il a abandonné toute perspective révolutionnaire, finit par concéder : certes la république démocratique est un avantage au quotidien pour le prolétariat mais un désavantage sur le plan historique. Ce n’est pas le terrain sur lequel se déroule le combat décisif entre la bourgeoisie et le prolétariat mais sa cage dorée, son linceul politique, le terminus de son histoire. Ce qui revient à dire soit le phénomène révolutionnaire est définitivement interrompu et faute de mieux allons boire une bière avec nos allocations chômage, tant qu’il a de la bière et des allocations (et c’est le point de vue effectif de Maxime), soit pour qu’il y ait une révolution il ne faut pas qu’il y ait de démocratie, non seulement ne soyons pas indifférent mais opposons-nous à cette perspective qui marque la fin de l’histoire. On remarquera qu’après des positions qui oscillent entre l’anarchisme et la social-démocratie réformiste on se range aux thèses les plus rétrogrades de la philosophie récente.

 

Nous pouvons donc rejeter le dernier syllogisme examiné de Raoul Victor.

 

L’ensemble des syllogismes de Raoul Victor étant faux, nous pouvons en conclure que le syllogisme conclusif de Raoul Victor qui repose sur les trois précédents est tout aussi peu assuré.

 

5.           La catastrophe annoncée et l’impossibilité de l’éviter

Notre consultant en mouvement social, Raoul Victor conclut :

 

« Le prolétariat sera confronté à trois combats simultanément : pour imposer le maintien de la liberté de parole et d'action conquises dans la rue ; pour arracher des améliorations de ces conditions de travail et d'existence ; pour ne pas se laisser embrigader, diviser, encadrer puis paralyser par toutes les forces "démocratiques", "patriotiques", politiques et syndicales qui entreprennent leur travail de "normalisateurs". »

 

Si nous tentons de traduire pour lui donner un minimum de consistance cette phraséologie pseudo révolutionnaire dans la seule langue que nous connaissons : le marxisme, nous constatons que Raoul Victor appelle en des termes confus le prolétariat

  1. A conquérir une république démocratique
  2. A faire valoir ses intérêts économiques
  3. A s'organiser en parti politique distinct et opposé aux autres partis

 

Donc un programme de révolution permanente relativement timoré qui tout d’abord, ce qui montre à quel point Raoul Victor est inconséquent, reconnaît que la démocratie n'existait pas pour le prolétariat alors que plus haut il venait nous conter avec les arguments que l'on sait que la démocratie existait déjà. Ensuite, Raoul Victor part du principe que le prolétariat ne peut aller au-delà de la société bourgeoise. Il le met à la remorque de la bourgeoisie et de la république démocratique qui serait le meilleur horizon que le prolétariat puisse atteindre alors que celle-ci est justement le terrain de la bataille décisive entre la bourgeoisie et le prolétariat.

 

"Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l'Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L'évolution des conditions d'existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente marche de pair avec le développement des conditions d'existence d'une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n'est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n'aient conquis le pouvoir politique et transformé l'État conformément à leurs besoins. C'est alors que l'inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné..." (Marx, article pour The Tribune sur la révolution et contre-révolution en Allemagne, cité par Trotski dans Bilan et Perspectives)

« (…) le renversement de la République parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution prolétarienne (…) »(Marx, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Pléiade, Politique, t.1, p.530)

 

Ce qui est vrai pour le prolétariat, l’est également pour la bourgeoisie :

 

« En France, où la bourgeoisie elle-même dirige la réaction dans son propre intérêt et où la forme républicaine de gouvernement permet à cette réaction de se développer le plus librement et de la manière la plus conséquente, l’écrasement de la révolution a lieu sous sa forme la plus odieuse et la plus violente » (Marx, Revue de janvier à février 1850, Pléiade, Politique t.1, p.375)

Un anti-démocratisme de façade conduit donc Raoul Victor à faire l'apologie de la démocratie tandis que l'incompréhension profonde de ces révolutions le conduit à un indifférentisme qui abandonne le prolétariat à lui-même.

Gérard Bad qui ne comprend pas toujours la dialectique se met à opposer le vieil Engels au jeune Engels et Adam Buick qui ne la comprend jamais prend prétexte qu’il s’est trompé dans les dates pour faire l’inverse. En fait, il est bien évident que si le prolétariat cherche à conquérir la démocratie c’est pour permettre son extinction, pour parvenir à sa dictature révolutionnaire, phase de transition politique vers la société sans classe, sans Etat et donc sans démocratie.

 

6.           Epilogue

Lénine faisait remarquer qu’« Un des principaux caractères scientifiques, politiques et pratiques de toute révolution véritable, c'est l'augmentation extraordinairement rapide, brusque, du nombre des petits bourgeois qui commencent à participer activement, personnellement, pratiquement, à la vie politique, à l'organisation de l’Etat. »

 

Mais nous sommes entièrement d’accord, dirons Raoul Victor, Maxime et Cie. Nous sommes des petits bourgeois et, qui plus est, des consultants en mouvement sociaux et pourtant nous n’y participons pas ; ce n’est donc pas une révolution. Avec Plekhanov et Vollmar, nous n’avons qu’un conseil à donner au prolétariat, celui d’aller se coucher.

 



[i] Cf. Notes sur la révolution technologique en cours, Juin 2001, http://membres.multimania.fr/resdisint/

[ii] Dans un Paris désormais révolu, il existait des pissotières. Sur ces pissotières, il était écrit « Dubonnet ». Pourtant à l’intérieur ce n’était pas du Dubonnet qui y coulait

[iii] C’est-à-dire un des « arguments » favoris des intellectuels démocrates bourgeois dont les théories remontent pourtant au XVIIè siècle, pour ne rien dire des théistes qui s’appuient sur des bouquins vieux de plusieurs siècles dont nombre de passages voire la totalité quand ils ont une prétention historique ont été expédiés dans le monde des légendes par les recherches historiques.

[iv] Ils ne sont pas les seuls et le concept peut revêtir des réalités bien différentes suivant le parti qui le porte. « La révolution démocratique et sociale » est le nom du journal dont le candidat est Ledru-Rollin, c’est-à-dire le représentant de la petite bourgeoisie républicaine. C’est ce parti, le parti démocrate-socialiste, « représenté en politique par Ledru-Rollin et en littérature par Louis Blanc » (Engels) que vise le manifeste du parti communiste quant il déclare qu’ « En France, ils [les communistes] se rallient au parti-démocrate socialiste contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, sans renoncer au droit d’exercer leur critique contre les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire. »

Quant à Bakounine, adepte lui aussi de la révolution démocratique et sociale, il en donne la définition suivante dans son catéchisme révolutionnaire :

« L'objet de la Révolution démocratique et sociale peut être défini en deux mots :

Politiquement : c'est l'abolition du droit historique, du droit de conquête et du droit diplomatique. C'est l'émancipation complète des individus et des associations du joug de l'autorité divine et humaine : c'est la destruction absolue de toutes les unions et agglomérations forcées des communes dans les provinces, des provinces et des pays conquis dans l'État. Enfin, c'est la dissolution radicale de l'État centraliste, tutélaire, autoritaire, avec toutes les institutions militaires, bureaucratiques, gouvernementales, administratives, judiciaires et civiles. C'est en un mot la liberté rendue à tout le monde, aux individus, comme à tous les corps collectifs, associations, communes, provinces, régions et nations, et la garantie mutuelle de cette liberté par la fédération.

Socialement : c'est la confirmation de l'égalité politique par l'égalité économique. C'est, au commencement de la carrière de chacun, l'égalité du point de départ, égalité non naturelle mais sociale pour chacun, c'est-à-dire égalité des moyens d'entretien, d'éducation, d'instruction pour chaque enfant, garçon ou fille, jusqu'à l'époque de sa majorité. » 

[v] « Et c’est surtout l’Allemagne qui doit se féliciter de cette explosion des passions démocratiques de la Pologne. Nous sommes nous mêmes sur le point de faire une révolution démocratique ; nous aurons à combattre les hordes barbares de l’Autriche et de la Russie. Avant 1846, nous pouvions avoir des doutes sur le parti que prendrait la Pologne en cas de révolution démocratique en Allemagne. La révolution de Cracovie les a écartés. Désormais, le peuple allemand et le peuple polonais sont irrévocablement alliés. » (Engels, Discours sur la Pologne, 22 février 1848, Le parti de classe, t.1, p.132-133, Editions Maspéro)

[vi] Marx d’ailleurs rappelle dans cette même critique que la revendication de la République démocratique était inscrite au programme des ouvriers sous Louis-Philippe et sous Louis Napoléon.

[vii] Par exemple, pour la même Russie, Engels envisageait à un moment une révolution menée par les classes dirigeantes ou le gouvernement lui-même sous réserve de deux événements qui pourraient retarder ce mouvement :

 « Toutes les conditions sont ici réunies pour une révolution, qui, partant des hautes classes de la capitale, peut-être du gouvernement lui-même, poursuit son chemin au-delà, passant par les paysans, et dépasse rapidement sa première phase constitutionnelle ; cette révolution sera de la plus haute importance pour toute l’Europe, car elle annihilerait d’un coup la réserve encore intacte, de la réaction européenne. Seuls deux événements pourraient la retarder : une guerre victorieuse contre la Turquie et l’Autriche, guerre qui nécessite de l’argent et des alliances sûres, ou bien une tentative prématurée d’insurrection qui jetterait à nouveau les classes possédantes dans les bras du gouvernement » Engels cité par Bordiga. P.286-287. Russie et révolution.

[viii] « Le gouffre profond qui s'est ouvert à nos pieds peut-il égarer les démocrates, peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de l'Etat sont vides, illusoires, nulles ?

Seuls les esprits faibles et lâches peuvent soulever pareille question. Les conflits qui naissent des conditions de la société bourgeoise elle-même, il faut les mener jusqu'au bout ; on ne peut les éliminer en imagination. La meilleure forme d'Etat est celle où les contradictions sociales ne sont pas estompées, ne sont pas jugulées par la force, c'est-à-dire artificiellement et donc en apparence seulement. La meilleure forme de gouvernement est celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et trouvent ainsi leur solution. » Karl Marx "La révolution de juin" article de la Nouvelle Gazette Rhénane 29 juin 1848 T.1, p. 184. Editions sociales)

[ix] En Chine, il existe une assemblée nationale, le parti communiste (c’est écrit dessus) est au pouvoir et la constitution précise dans son article 2 que la Chine est un « État socialiste de dictature démocratique populaire, dirigé par la classe ouvrière et basé sur l'alliance des ouvriers et des paysans ». Si nous en croyons un Raoul Victor qui aurait parcouru rapidement un ouvrage de Lénine avant d’alimenter son brasero nous aurions atteint le bout de la révolution démocratique.

[x] « Le pouvoir en Russie est passé aux mains d'une classe nouvelle : la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers embourgeoisés. En ce sens, la révolution démocratique bourgeoise est achevée en Russie. »

 « La particularité essentielle de notre révolution, celle qui requiert le plus d'attention et de réflexion, c'est la dualité du pouvoir qui s'est établie au lendemain même de la victoire de la révolution.

Cette dualité du pouvoir se traduit par l'existence de deux gouvernements : le gouvernement principal, véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire » de Lvov et Cie, qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté, complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, qui n'a pas en main les organes du pouvoir d'Etat, mais s'appuie directement sur la majorité indéniable du peuple, sur les ouvriers et les soldats en armes.

L'origine sociale de cette dualité du pouvoir et sa signification de classe, c'est que la révolution russe de mars 1917 n'a pas seulement balayé la monarchie tsariste et remis tout le pouvoir à la bourgeoisie, mais qu'elle touche de près à la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. C'est cette dictature (c'est-à‑dire un pouvoir s'appuyant non sur la loi, mais sur la force directe des masses armées), qui est celle des classes précitées, que représentent les Soviets des députés ouvriers et soldats de Petrograd et d'ailleurs. »

 « La dualité du Pouvoir ne reflète qu'une période transitoire du développement de la révolution, la période où cette dernière est allée au‑delà d'une révolution démocratique bourgeoise ordinaire, mais n'a pas encore abouti à une dictature du prolétariat et de la paysannerie « à l'état pur ». »

« Cette situation extrêmement originale, qui ne s'est encore jamais présentée sous cet aspect dans l'histoire, a donné lieu à un enchevêtrement, à un amalgame de deux dictatures : la dictature de la bourgeoisie (car le gouvernement de Lvov et Cie est une dictature, c'est‑à‑dire un pouvoir s’appuyant non sur la loi, non sur l'expression préalable de la volonté populaire, mais sur un coup de force, celui‑ci ayant été opéré par une classe déterminée, en l'occurrence la bourgeoisie) et la dictature du prolétariat et de la paysannerie (le Soviet des députés ouvriers et soldats). » Extraits de Lénine 1917 les tâches du prolétariat dans notre révolution avril mai 1917

[xi] Par exemple Souyri, qui n’est pas trotskiste mais a appartenu à Socialisme ou Barbarie (pseudonyme Brune) et Pouvoir Ouvrier, dit dans « Le marxisme après Marx » : « A partir d'avril 1917 en effet, Lénine a abandonné sa théorie de la « dictature démocratique » pour aligner le parti bolchevik sur des positions foncièrement analogues à celles de Trotski (…°) »

[xii] « Lénine ne résolvait pas par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de la dictature démocratique éventuelle : le prolétariat et la paysannerie. Il n'excluait pas la possibilité pour les paysans d'être représentés dans la révolution par un parti spécial, qui serait indépendant non seulement de la bourgeoisie, mais aussi du prolétariat, et capable de faire la révolution démocratique en s’unissant au parti du prolétariat dans la lutte contre la bourgeoisie libérale. Comme nous le verrons par la suite, Lénine admettait même que le parti révolutionnaire paysan puisse avoir la majorité dans le gouvernement de la dictature démocratique. » Trotski. La révolution permanente

[xiii] « Le mot d'ordre bolchevique s'est réalisé effectivement, non comme une illusion sémantique, mais comme la plus grande réalité historique. Mais il s'est accompli après le mois d'octobre, et pas avant. La guerre paysanne, pour se servir d'une expression de Marx, a soutenu la dictature du prolétariat. Grâce à Octobre, la collaboration des deux classes fut obtenue sur une gigantesque échelle. Chaque paysan ignorant a senti et compris alors, même sans les commentaires de Lénine, que le mot d'ordre bolchevique s'incarnait dans la vie. Et Lénine lui-même a considéré cette révolution, la révolution d'Octobre, dans sa première étape, comme la véritable révolution démocratique et, par conséquent, comme la véritable incarnation, bien que modifiée, du mot d'ordre stratégique du bolchevisme. » Trotski. La révolution permanente.

« Le triomphe de la révolution bolchevique marquait la fin des flottements; elle signifiait l'abolition complète de la monarchie et de la grande propriété foncière (celle ci n'avait pas été détruite avant la Révolution d'Octobre). Nous avons mené la révolution bourgeoise jusqu'au bout. La paysannerie, dans son ensemble nous a suivis. Son opposition au prolétariat socialiste ne pouvait se manifester d'emblée. Les Soviets groupaient la paysannerie en général. La division en classes au sein de la paysannerie n'avait pas encore mûri, ne s'était pas encore extériorisée.

Ce processus se développa au cours de l'été et de l'automne 1918. » Lénine, la révolution prolétarienne et le renégat Kautsky.

[xiv] Bien entendu, cette partie de l’analyse ne vaut pas complètement pour Trotski qui restera prisonnier de l’idée que les rapports de production russes avaient à voir avec le socialisme. Mais il est celui qui insistera le plus sur le caractère transitoire de la bureaucratie. C’était revenir à Marx « Mais sous la monarchie absolue, pendant la première révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie » Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Pléiade, Politique, t.1, p.530)

[xv] « Au cours des vingt ans qui nous restent à subir [le texte est écrit en 1957 RG], la production industrielle et le commerce mondiaux connaîtront une crise qui aura l’ampleur de la crise américaine de 1932 ; elle n’épargnera pas le capitalisme russe. Elle pourra constituer la base du retour de minorités appréciables et décidées sur des positions marxistes (…) »

« Une nouvelle défaite ne pourra alors être évitée que si la restauration théorique n’attend pas pour ce faire qu’un troisième conflit mondial ait déjà regroupé les travailleurs derrière tous les drapeaux que l’on sait (…) » (Bordiga, Extraits de Russie et révolution dans la théorie marxiste. p.490-491, Editions Spartacus)

[xvi] La gauche d’Italie qui fit pourtant de l’invariance du marxisme son cheval de bataille, critiquait même ouvertement Marx et Engels sur ce plan.

[xvii] A ceux qui, comme Adam Buick, imaginent que le parti centralisé est une invention du bolchevisme, nous dédions ces quelques citations sur le rôle et l’organisation du parti de classe selon Marx et Engels. Le socialisme peut et doit être étudié comme une science. Dès lors que celui-ci n’est pas remis en cause, aucun autre parti n’offre une aussi grande liberté théorique et scientifique et le parti bolchevik en sera un exemple vivant.

 

« À nous autres Allemands, on nous reproche notre mysticisme; mais nous n'atteignons pas, et de loin, à celui qu'on vient de voir. L'Internationale, embryon d'une société future, dont seraient exclus les fusillades de Versailles, les cours martiales, les armées permanentes, la censure du courrier, le procès criminel de Brunswick ! Nous défendons aujourd'hui notre peau par tous les moyens; le prolétariat, lui, devrait s'organiser non pas d'après les nécessités de la lutte qui lui est imposée chaque jour, à chaque heure, mais d'après la vague représentation que certains esprits chimériques se font d'une société de l'avenir ! Voyons donc ce qu'il en serait de notre propre organisation allemande si elle était taillée sur ce patron. Loin de combattre les gouvernements et la bourgeoisie, nous spéculerions tant et plus afin de savoir si chaque article de nos statuts, chaque résolution de nos congrès, est ou non un fidèle reflet de la société future.

Aux lieu et place de notre comité exécutif, nous aurions un simple bureau de statistique et de correspondance, qui ne saurait comment venir à bout des sections autonomes, autonomes au point qu'elles n'auraient jamais à reconnaître l'autorité dirigeante, née de leur propre consentement ! Car elles manqueraient, ce faisant, à leur premier devoir : être avant tout un embryon de la société future. Pas question de rassembler des forces, pas question d'action en commun ! Si, dans une section quelconque, la minorité s'adaptait à la majorité, elle commettrait là un crime contre les principes de la liberté et endosserait un principe conduisant à l'autorité et à la dictature ! Si Stieber et tous les siens, si tout le Cabinet noir, si l'ensemble des officiers prussiens entraient sur ordre dans l'organisation social-démocrate afin de la ruiner, le comité   ou mieux le bureau de statistique et de correspondance   ne devrait surtout pas défendre son existence, car ce serait instituer un type d'organisation hiérarchique et autoritaire! Et surtout pas de sections disciplinées ! Surtout pas de discipline de parti, pas de concentration des forces sur un objectif, surtout pas d'armes de combat ! Qu'en serait-il autrement de l'embryon de société future ? Bref, où en arriverions-nous avec cette organisation nouvelle ? À l'organisation lâche et soumise des premiers chrétiens, celle des esclaves qui acceptaient et remerciaient pour chaque coup de pied reçu, et n'obtinrent la victoire de leur religion qu'après trois siècles de bassesses   une méthode révolutionnaire qu'en vérité le prolétariat n'imitera pas ! Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation; nous devrions à l'instar prendre pour modèle le ciel social de l'avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l'image; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables. » (Engels, le Congrès de Sonvilier et l’Internationale, 1872)

 

« Le Conseil général pourrait certes suspendre toute une fédération, en suspendant ses sections l'une après l'autre. Mais en cas de suspension d'une fédération ou d'un conseil fédéral, le Conseil général s'expose immédiatement à une motion de censure ou à un blâme, de sorte qu'il n'exercera son droit de suspension qu'en cas de nécessité absolue. Même si nous reconnaissons et accordons au Conseil général les droits d'un roi nègre ou du tsar de Russie, sa puissance devient nulle dès qu'il cesse de représenter la majorité de l'A.I.T. Le Conseil général n'a ni armée ni budget, il ne dispose que d'une autorité morale, et il sera toujours impuissant s'il ne s'appuie pas sur l'adhésion de toute l'Association. » (Marx, Interventions sur les pouvoirs du conseil général, 1872)

 

« Quoique l'initiative révolutionnaire partira probablement de la France , l'Angleterre seule peut servir de levier à une révolution sérieusement économique. En effet, c'est le seul pays où il n'y ait plus de grandes masses paysannes et où la propriété foncière soit concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où la forme capitaliste, c'est-à-dire le travail combiné à une grande échelle sous la domination de capitalistes, se soit emparée de presque toute la production. C'est le seul pays où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés. C'est le seul pays où la lutte de classes et l'organisation de la classe ouvrière par le moyen des syndicats aient acquis un certain degré de maturité et d'universalité.

À cause de sa domination sur le marché mondial, c'est le seul pays où chaque révolution dans les faits économiques doive réagir immédiatement sur le reste du monde. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège classique dans ce pays, par contrecoup, les conditions matérielles de leur destruction y sont aussi les plus mûres.

Le Conseil général étant placé dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand levier de la révolution prolétaire, quelle folie, pour ne pas dire quel crime: que de le laisser tomber dans des mains purement anglaises !

Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c'est l'esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. C'est seulement le Conseil général qui peut y suppléer et accélérer ainsi le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays, et en conséquence partout. » (Marx, 1870)

 

« Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée de l'enseigner aux autres. C'est ce qui explique qu'on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue qu'il y a de têtes. Au lieu d'apporter de la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'introduire la pire des confusions   par bonheur, presque uniquement chez eux-mêmes. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est l'enseignement de ce qui n'a même pas été appris.

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose à exiger d'eux, c'est qu'ils n'apportent pas avec eux des résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais qu'ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne, ces conceptions ont certainement leurs raisons d'être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit-bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S'il existe des raisons pour que nous les tolérions pour l'instant, il y a l'obligation aussi de les tolérer seulement, de ne leur confier aucune charge d'influence dans la direction du parti, tout en restant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne pouvons vraiment pas comprendre que le parti puisse tolérer plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Mais si la direction du parti tombe peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se dévirilisera, tout simplement, et sans tranchant prolétarien, il n'existe plus. » (Engels)

 

« On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.

Il en va autrement aujourd'hui, et ce mot peut passer à la rigueur, bien qu'il ne corresponde pas davantage aujourd'hui à un parti dont le programme économique n'est pas seulement socialiste en général, mais directement communiste, c'est-à-dire un parti dont le but final est la suppression de tout État et, par conséquent, de la démocratie. » Engels, préface de 1894 à Internationales aus dem Volksstaat, 1871-1875.

 

« La rédaction était organisée sous la dictature pure et simple de Marx. Un grand journal quotidien, qui doit être terminé à une heure fixe, ne peut avoir de positions suivies et conséquentes sans une telle organisation. Mais en plus, dans notre cas, la dictature de Marx s'imposait d'elle-même, incontestablement, et elle était volontiers reconnue de tous. Il y avait, en premier lieu, sa vision claire et son assurance politique qui firent de notre journal la feuille allemande la plus réputée de ces années révolutionnaires. » Engels, Marx et « La Nouvelle Gazette rhénane »(1848-1849), 1884

 

[xviii] Bien qu’un petit parti communiste existait à l’échelle internationale, devant la faiblesse du prolétariat allemand, Marx et Engels se placèrent dans l’Allemagne de 1848 comme la pointe extrême, l’extrême gauche de la démocratie.

« La bourgeoisie allemande, qui venait tout juste de commencer à édifier sa grande industrie, n'avait ni la force, ni le courage, ni le besoin impérieux de conquérir pour elle un pouvoir hégémonique dans l'État ; le prolétariat, pareillement sous-développé, élevé dans l'asservissement intellectuel le plus complet, inorganisé et encore incapable de se constituer en organisation autonome, n'avait qu'un sentiment obscur de son profond antagonisme d'intérêts face à la bourgeoisie. Dans ces conditions, bien qu'il fût, par sa nature même, l'adversaire menaçant de la bourgeoisie, il demeura en fait son appendice politique. Effrayée non par ce qu'était le prolétariat allemand, mais par ce qu'il menaçait de devenir et par ce que le prolétariat français était déjà, la bourgeoisie ne vit de salut que dans un compromis — même le plus lâche — avec la monarchie et la noblesse ; ignorant encore sa propre mission historique, le prolétariat, dans sa grande masse, devait d'abord prendre en charge la mission de pousser la bourgeoisie en avant, en formant son aile extrême-gauche. Avant toute chose, les ouvriers allemands avaient à conquérir les droits qui leur sont indispensables pour s'organiser de manière autonome en parti de classe — liberté de la presse, d'association et de réunion —, droits que la bourgeoisie eût dû conquérir dans l'intérêt de sa propre domination, mais que, dans sa frayeur, elle contestait maintenant aux ouvriers. La petite centaine de membres éparpillés de la Ligue fut engloutie dans les énormes masses subitement projetées dans le mouvement. C'est ainsi que le prolétariat allemand surgit d'abord sur la scène politique en tant que parti démocrate le plus extrême.

C'est ce qui nous donna tout naturellement un drapeau, à nous qui venions de créer un grand journal en Allemagne. Ce ne pouvait être que celui de la démocratie, mais d'une démocratie qui mettait, partout et jusque dans le détail, en évidence un caractère spécifiquement prolétarien qu'elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour toutes, sur son drapeau. Si nous nous y étions refusés, si nous n'avions pas saisi le mouvement là où il se trouvait exactement, à son extrémité la plus avancée, authentiquement prolétarienne, il ne nous serait plus resté qu'à prêcher le communisme dans une petite feuille de chou locale et à fonder une petite secte au lieu d'un grand parti ouvrier. Or, nous ne pouvions nous résoudre à prêcher dans le désert : nous avions trop bien étudié les utopistes pour cela. Au reste, nous n'avions pas conçu notre programme dans ce but. » Engels, Der Sozialdemokrat, 13 mars 1884

Aujourd’hui le prolétariat des pays concernés est suffisamment développé pour mener une politique de classe autonome mais il y a renoncé (en tant que prolétariat mondial) depuis plus de 80 ans. Sans organisation en parti indépendant et opposé aux autres classes, il sera réduit à être l’aile gauche de la révolution poursuivant la politique qu’il a mené depuis sa dernière grande défaite historique et l’acceptation de sa soumission à la bourgeoisie. Peut-il à la faveur de ces événements révolutionnaires renaître politiquement ? Même si les chances sont très faibles, on ne peut pas écarter totalement cette possibilité.