Le mouvement contre la réforme des retraites en France (2010).

 

Un premier bilan.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date

Février 2011

Auteur

Robin Goodfellow

Version

V 1.3

 

Sommaire

Sommaire.. 2

1.         Préambule.. 3

2.         Les caractéristiques du mouvement de 2010. 4

3.         L’organisation de l’intersyndicale. 7

4.         L’incapacité à déborder l’intersyndicale. 9

5.         Faiblesses et difficultés de l’auto-organisation : mythes et réalités des AG interpro.. 11

6.         Le rôle des révolutionnaires. 13

 

1.           Préambule

A la fin du mouvement contre le CPE, en 2006, nous écrivions[i] :

 

« La bourgeoisie française est, d’une manière générale, en position de relative faiblesse depuis plusieurs années, à la fois au plan national et international. Elle a de la peine à faire adopter les mesures d’ajustement qu’exige la concurrence internationale et elle est de plus fragilisée par plusieurs facteurs : poids permanent d’une extrême droite forte sur le plan électoral mais non représentée dans les instances officielles, difficulté à assimiler les populations d’origine immigrée, maintien du chômage à un niveau élevé, tandis que certaines branches exigeant une main d’œuvre très flexible, mal payée, avec de longs horaires, peinent à trouver de la main d’œuvre, etc. Que ce soit sous une forme directement politique, électorale ou sociale, cette situation se traduit par l’administration régulière de coups de semonces, épisodes dans lesquels le prolétariat joue un rôle plus ou moins actif, mais jamais autonome. »

 

Le blocage des universités de 2007 contre la loi sur la responsabilité des universités (LRU) n’a jamais réussi à embrayer sur une dynamique sociale, car il y manquait la dimension reliée au salariat qui marquait le mouvement anti CPE et avait réussi à faire descendre dans la rue des centaines de milliers de salariés ; en 2008, la fronde des universitaires (qui avaient laissé les étudiants seuls dans la bagarre en 2007) était incapable (et pour cause !) d’arriver à une véritable critique de l’éducation.[ii]

 

En 2009, devant une série d’attaques contre les conditions de vie du prolétariat et face au mécontentement grandissant, huit centrales syndicales parviennent à une unité intersyndicale pour proposer une série de journées nationales d’action à partir du 29 janvier. Programmées tous les deux mois (29 janvier, 19 mars, 1er mai, 26 mai, jusqu’à l’enterrement du 13 juin), ces journées d’action dont les premières témoignaient d’une forte combativité ouvrière, s’épuisent sans avoir rien obtenu, montrant ainsi que l’unité syndicale, présentée par les centrales comme un but en soi, joue un rôle paralysant par rapport à la radicalisation de la lutte. Dans le même temps, de très durs conflits dans des entreprises touchées par la crise (Continental, Goodyear, Molex, Ford…) mobilisent localement ouvriers et populations touchées par des fermetures d’usine. Le point culminant de ces luttes sera la journée du 17 septembre 2009 à Paris, devant l’ancienne bourse des valeurs, où manifestent les équipementiers automobiles appelés par des élus de base de la Cgt, manifestation que les instances syndicales ne souhaitent pas et n’arrivent pas à canaliser sur le terrain.

 

Sur le plan des luttes sociales, c’est dans ce contexte de mille épisodes avortés, de reprises rageuses du travail, d’une défiance de plus en plus grande vis-à-vis des hiérarchies syndicales, que va s’enclencher le mouvement contre la réforme des retraites de l’été-automne 2010.

 

2.           Les caractéristiques du mouvement de 2010

Il y a cependant un paramètre qui distingue ce mouvement des précédents et lui donne sa singularité. Il est en effet le premier mouvement social de grande ampleur à intervenir en France après la crise de 2007-2009 qui fut l’une des plus graves de toute l’histoire du mode de production capitaliste et en tous les cas, la pire depuis 1929. Démarrée, comme l’enseigne classiquement notre théorie marxiste, dans la sphère financière (été 2007), cette crise de surproduction étendue ensuite à l’ensemble de la sphère productive est venue brutalement rappeler au prolétariat qu’aucun bien-être social, même partiel ne peut être assuré tant que la production repose sur la valorisation du capital, où l’appropriation privée des moyens de production entre en conflit avec leur caractère social, tandis que l’immense majorité des travailleurs productifs ne peut vivre que de la vente de sa force de travail. Ce B-A-BA de la théorie révolutionnaire, qui peut paraître obscur lorsqu’il est exposé dans de confidentiels écrits par ceux qui sont restés marxistes, devient d’une lumineuse évidence lorsqu’il s’impose à travers les manifestations de la crise. Cela ne signifie évidemment pas que se manifeste d’un seul coup la conscience de la nécessité de détruire le mode de production capitaliste.

 

C’est d’ailleurs souvent sous l’angle d’une critique du capitalisme financier, des « banquiers », des spéculateurs, que s’exprime la colère des exploités. Même s’il s’agit encore d’une fausse conscience, le décalage criant entre les sommes pharamineuses débloquées en 2009 pour aider le capital financier à se sortir des situations où l’ont jeté ses propres errements, et les exigences de rigueur imposées par le capital au salariat apparaissent relever de l’injustice criante.

 

Par ailleurs, même si la corruption de la classe dominante et de ses politiciens ne constitue ni une nouveauté ni une surprise, le degré de cynisme avec lequel l’équipe au pouvoir en France se montre de manière évidente au service d’intérêts privés et portée sur la prévarication[iii] ne peut que contribuer à exaspérer tous ceux à qui l’on demande sempiternellement les mêmes « sacrifices », en termes d’emploi, de niveau de vie, de stress au travail, de conditions dégradantes d’habitat, de transport, etc.

 

Enfin, ces attaques qui n’ont d’autre origine que la nécessité absolue pour le capital de faire baisser la valeur de la force de travail se produisent simultanément dans tous les pays européens. Aux grèves et manifestations en France ont fait écho des mouvements en Grande-Bretagne, en Grèce, en Irlande, en Italie, même si partout ils se sont trouvés limités.

 

Dans le contexte français, pour le pouvoir, l’enjeu est clair : il s’agit de montrer que toutes les « réformes » nécessaires aux ajustements du capital seront poursuivies jusqu’au bout, sans concession ni atermoiements ; bref il s’agit de se montrer capable de briser le mouvement social, de faire descendre le prolétariat dans l’échelle industrielle tout en espérant y maintenir la bourgeoisie à son meilleur niveau, la question des retraites apparaissant comme une première étape.

 

Du côté des syndicats, l’enjeu est d’encadrer le mouvement de protestation en évitant qu’il n’en arrive à un degré de mobilisation à partir duquel il deviendrait incontrôlable selon les méthodes habituelles tout en se montrant crédibles eu égard à la gravité de l'attaque bourgeoise.

 

Dans ce jeu bien rôdé, l’affaire aurait pu être menée, dans le calendrier parlementaire fixé par le gouvernement, avec une série de manifestations promenades soigneusement programmées jusqu’à l’essoufflement final du mouvement avec le vote de la loi.

 

Mais, contrairement à ce qui s’était passé en 2009, quelque chose a échappé en partie à ce scénario écrit à l’avance. Sans arriver réellement à se dégager de l’emprise de l’intersyndicale et à trouver ses propres formes d’organisation, le mouvement ne s’est pas contenté de piétiner derrière les banderoles et les ballons des syndicats. Il a exprimé, de manière sourde, surtout visible dans des actions très locales, un début de rejet de la tutelle des syndicats, sans pour autant se montrer capable de prendre lui-même la lutte en mains. Le vote de la loi a sanctionné la défaite du mouvement anti-réforme des retraites, mais le mouvement prolétarien dans son ensemble ne semble ni démoralisé, ni résigné. Il se trouve de fait au tout début d’un long chemin et si le recul de l’âge de la retraite constitue une défaite majeure après celle subie avec l’allongement de la durée de cotisation (passée de 37,5 ans à 42 ans), sa capacité de mobilisation reste intacte.

 

Le mouvement de 2010 restera marqué par :

 

 

 

 

 

Les combats à mener, jusqu’à l’ouverture d’un cours révolutionnaire aboutissant au renversement du mode de production capitaliste sont très largement devant nous et l’analyse des points forts et points faibles du mouvement, qui constitue l’objectif de ce texte, doit nous aider à consolider les éléments qui sont le plus porteurs.

 

3.            L’organisation de l’intersyndicale.

Anticipant le réveil massif d’une opposition en sommeil – que les échecs des démonstrations syndicales du printemps n'avaient fait qu'exacerber – les principaux syndicats français, pour maîtriser le mouvement revendicatif à venir, choisirent de s'organiser en intersyndicale.

 

C'est en effet la forme d'organisation la plus conforme à l'objectif de représenter l'océan de mécontentements que la politique sociale de ce gouvernement n'avait cessé d'alimenter.

Cette apparente concession au besoin d'unité et de force, même venant de la part ceux qui avaient si misérablement conduit les mouvements passés à la démonstration de leur impuissance, était la condition pour posséder une incontestable légitimité à diriger les luttes de l'automne français que tout annonçait massives.

 

Cette direction d'apparence unitaire était ainsi conforme à la hauteur non seulement de l'enjeu social (augmentation du temps de travail, baisse des pensions, diminution de l’espérance de vie), mais elle apparaissait de plus aux yeux de tous comme favorable dans son principe à l'explosion d'une riposte massive, condition sine qua non d'une victoire espérée depuis si longtemps, ceci à condition que l’unité ne reste pas un but en soi comme elle l’avait été en 2009, mais serve de moyen  pour entraîner l’ensemble du mouvement vers un développement plus radical. Mais ce n’était évidemment l’intérêt d’aucune de ces centrales regroupées dans cette unité surprenante à plus d’un titre et qu’il convient d’analyser ici.

 

Tout d'abord rappelons que sur l'essentiel, le rejet de cette réforme[vi], la position des directions syndicales n'était pas homogène et que toutes étaient favorables à une réforme pénalisant le prolétariat. Même la direction CGT qui s'est prétendue tout au long du mouvement comme LA centrale d'opposition la plus résolue au Gouvernement, éditait des affiches sur lesquelles on pouvait lire : « Pour une réforme plus juste ». Quant aux autres telles que la CFDT, qui s'inscrit dans une stratégie assumée de collaboration de classe, il était de notoriété publique qu'elles jugeaient cette réforme nécessaire, idem pour FO et consorts qui, avec leur projet de grève générale, se voulaient distincts de la mollesse des grandes confédérations mais qui piaffaient d'impatience en attendant de s'asseoir autour d'une table de négociations.

 

Les directions de la CFDT de la CFTC ou de la CGC voire de l'UNSA s'inscrivaient donc dans le mouvement  revendicatif par pur opportunisme, par crainte notamment d'être marginalisées par un mouvement que tout annonçait être de très grande ampleur. Or qui dit : « réforme nécessaire » dans le contexte économique actuel dit nécessairement : « restrictions sévères des niveaux de vie des travailleurs » car c'est pour le capital la seule source de renouvellement du profit. Cela aussi tout un chacun l'avait parfaitement compris dès la crise financière de 2008.

 

Du côté du pouvoir, la stratégie fut celle du refus buté de négocier, même des miettes pour calmer le jeu, ce qui ne pouvait qu'encourager la détermination des manifestants à accroître leurs moyens de pression sur le gouvernement. En effet, ne pas entendre les masses tout en s'empressant de lécher les bottes des grandes fortunes apparût dans le pays comme un affront particulièrement culotté à l'esprit de justice sociale propre à l'idéologie bourgeoise française de la fin du XX° siècle.

 

Tout au long du mouvement, cette direction de l’intersyndicale fût peu contestée, même si concrètement à travers d'innombrables expressions individuelles ou de petits groupes locaux qui se fondaient sur les expériences passées, lesquelles démontraient à qui mieux mieux la connivence syndicats/gouvernements, se manifestait une conscience critique diffuse et le refus d’être promenés dans des manifestations randonnées par les directions syndicales. Même au moment de la plus forte contestation de la stratégie de l'intersyndicale, autour de son refus à appeler à la grève générale illimitée, aucune des formations bénéficiant d'une audience nationale ne se risqua à promouvoir ce mot d'ordre en opposition aux décisions de l'intersyndicale qui se bornait à renouveler les appels à de grandes manifestations à la tête desquelles elles caracolaient munies de simples logos publicitaires de leur boutique, à défaut de mots d’ordre plus substantiels et plus radicaux politiquement.

 

Et pour nous expliquer la limitation apportée aux revendications, nous ne croirons pas à la fable qui nous fût servie au plus fort du mouvement, en arguant que la CFDT se retirerait de l'intersyndicale si celle-ci reprenait le mot d'ordre de grève générale illimitée que de nombreux manifestants exigeaient. Le maintien à ce prix d’une unité de façade, aurait été de plus une grave erreur stratégique car dès lors que l'intersyndicale n'aurait plus été le symbole de l'unité des travailleurs au plus haut de son mouvement, cette unité se serait créée ailleurs, par nécessité, sans la CFDT et tous ceux qui craignaient de développer la force politique potentielle du mouvement revendicatif.

 

Non, la raison profonde du maintien de cette unité réside dans la nécessité absolue de maîtriser un mouvement qui, en l'absence d'une direction auto proclamée, se serait nécessairement doté d'une direction en adéquation avec ses objectifs et sa puissance : mettre en échec le gouvernement en le forçant à reculer sur cette réforme avec derrière soi une opinion majoritairement favorable à son succès. D'ailleurs la même CFDT qui, début octobre, se livrait à cet odieux chantage appela ses syndicats de routiers à peine quelques semaines plus tard à mener des opérations de blocage des routes montrant là un radicalisme de forme qui ne parvint cependant pas à faire oublier sa duplicité.

 

De même la CGT n'eût pas de mal à trouver des ouvriers pour se lancer dans des grèves longues et isolées tant leur colère était tenace. Ce fût le cas entre autres des ouvriers des raffineries qui assumèrent une nouvelle fois une grève longue et désespérée qui, si elle ne pût certes pleinement satisfaire les besoins de généralisation de la grève à toutes les branches de production du pays, servit de modèle de combativité et de courage en incarnant notamment la tentative d'un « blocage de l'économie », objectif qui s'était répandu dans tous les esprits.

 

Malgré ce modèle de combativité, pour l'intersyndicale et le gouvernement l'essentiel était sauf : la grève ne se sera pas généralisée. Usant du subterfuge devenu classique en France, dans les transports en commun principalement, consistant à faire passer l'arrêt de travail d'un secteur stratégique pour une tentative syndicale de généralisation de la grève, et qui est dans les faits son exact inverse puisque pour l'essentiel l'empêchement de travailler ne relève pas d'une volonté de se battre pour les travailleurs contraints de ne pas se rendre au travail bien que cela leur coûte autant, l'intersyndicale pût se mettre à la remorque de ces modèles de combativité pour redorer son blason et apparaître idéologiquement radicale bien qu'elle fit tout pour ne pas généraliser la grève au moment le plus opportun. L'essentiel était de circonscrire la grève à un secteur quitte à présenter sa lutte comme une délégation de l'intérêt général.

4.           L’incapacité à déborder l’intersyndicale.

Dès lors que les manifestants avaient démontré dès septembre leur puissance sociale, ne serait-ce qu'à travers l'exceptionnelle fréquentation d'innombrables défilés dans les moindres villes de province, la question de s'auto-organiser se posait d'elle-même. En même temps, la lutte se chargeait d'un enjeu politique de taille : mettre en échec un des gouvernements centraux d'Europe de l'ouest dans un contexte de généralisation internationale de la crise économique et des luttes sociales[vii]. Après la Grèce mais en même temps que les travailleurs anglais, espagnols, portugais ou italiens.

 

Un tel échec politique aurait pu avoir des effets immédiats très graves pour le capitalisme occidental car il en allait, ni plus ni moins, de démontrer la capacité de la classe prolétarienne à repousser la vague des mesures capitalistes que tous les travailleurs de cette zone subissent, mesures qui découlent directement non de la cupidité de quelques uns, ni de l'égoïsme des nantis comme voudraient nous le faire croire de grandes campagnes de presse sur les mœurs de requins des Bettencourt et consorts dont les médias nous abreuvèrent tout au long de cette période et qui cessèrent non moins miraculeusement à la fin des luttes.

 

Non, il s'agissait ni plus ni moins de repousser les conséquences sociales de la logique intime du capitalisme : faire supporter aux travailleurs le déclin relatif de la France sur l’échelle industrielle mondiale, situation aggravée par la crise et les politiques d’endettement systématique de l’Etat. Dans le contexte actuel, après la crise de 2008-2009, avec les prises de position ouvertement anti-prolétariennes de tous les représentants des classes dominantes et dans une situation de tension qu’illustrent aussi, deux mois après, la révolution tunisienne point de départ des révolutions internationales qui secouent le monde arabe et trouvent un écho bien au-delà et jusqu’au pied de la muraille de Chine mais aussi auprès du prolétariat mondial, une victoire partielle du prolétariat français sur la question de l’allongement de la durée du travail aurait constitué une victoire et une avancée vers la recomposition d’un prolétariat révolutionnaire à l’échelle internationale.

 

D'un autre côté, cet enjeu historique potentiel que tout le monde percevait plus ou moins explicitement venait alourdir les scrupules de conscience à se lancer dans un objectif de nature directement politique et non plus strictement revendicatif, vieille ficelle de l'idéologie capitaliste dont le syndicalisme et la gauche française ont fait un abus systématique ces dernières décennies, et qui a pour résultat que le travailleur en colère fuit comme la peste tout risque d'influence politique bourgeoise sur ses propres luttes, car alors il sait qu'il sera illico rabaissé au rang d'un anonyme électeur enfermé dans l'isoloir électoral. Et ce n’est pas le désinvolte « c’est pas grave, on réparera çà en 2012 » qui pourrait redorer ce blason, même si le risque de dévoiement sur le terrain de l’élection présidentielle existe évidemment. Le défi que lança le gouvernement au pays en refusant d'emblée le principe de toute négociation ne pouvait tenir qu'à la condition que le mouvement reste circonscrit et sous le contrôle de l'intersyndicale.

 

De toutes façons la démission du gouvernement Fillon était prévue de longue date par Sarkozy et n'a été repoussée que pour pouvoir utiliser cette carte au meilleur moment, ce qu'il fît une fois la tempête sociale passée, sacrifiant au passage l’héroïque soldat Woerth, ministre porteur de la réforme, dont on avait toujours affirmé qu’il serait récompensé pour son sale travail. A l'issue de l'automne français le gouvernement pût démissionner comme cela avait été annoncé avant la réforme des retraites mais le scénario prévu à l’origine tourna court. Si l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la république avait signé l’union de tous les partis bourgeois de droite, la lutte contre la réforme des retraites favorise la désagrégation de cette union. La lutte avait laissé des traces au sein des partis au pouvoir et le premier ministre sortant longtemps annoncé comme partant se retrouve être reconduit. Les syndicats officiels purent se délecter d'une nouvelle crédibilité que rien n'avait profondément menacé malgré l'expression renouvelée sur le terrain d'un fort désaveu. Si la bourgeoisie a senti le vent du boulet, sa stratégie a néanmoins réussi et les prolétaires sont rentrés dans le rang. Mais le sentiment d'avoir subi une sévère défaite sociale ne s'est pour autant pas généralisé dans les esprits. Ne serait-ce que la démonstration de puissance qui ressortit de cet épisode de la lutte des classes est un lot de consolation certes non suffisant pour faire reculer la classe des capitalistes dans son oeuvre de destruction sociale mais en mesure tout de même de barrer la voie au sentiment de démoralisation et de désespoir. La balle est maintenant dans le camp des contradictions économiques objectives qui ne manqueront pas dans un délai très bref de démontrer la nature insupportable de l'exploitation capitaliste du travail social.

 

Si le rapport des forces n'avait pas été suffisamment contenu par l'intersyndicale, alors oui ! la démission du Gouvernement et son corollaire, l'ouverture de négociations sur la réforme des retraites, aurait pu être en effet l'épilogue de l'histoire. Satisfaisant à la fois une intersyndicale dont tout l'apparent radicalisme tenait dans de tonitruants « Fillon démission ! » ou « U-M-P = Un Monde Pourri » qu'elle martelait dans les défilés pour réduire la nature des régressions sociales qu'on impose au prolétariat à une question de personnalités politiques, et un gouvernement qui, même forcé d'ouvrir des négociations, aurait poursuivi son œuvre.

5.           Faiblesses et difficultés de l’auto-organisation : mythes et réalités des AG interpro

Face à cette mainmise de l'intersyndicale qui tout au long de l'automne se montra incapable de révéler et faire fructifier le potentiel combatif du mouvement, de nombreuses tentatives de s'auto organiser virent le jour, émanant aussi bien de couches sociales fortement précarisées  (les intermittents du spectacle notamment), que de travailleurs de certains secteurs insatisfaits de la conduite de leurs luttes par l'intersyndicale. On vit l'émergence d'Assemblées Générales Interprofessionnelles (« A.G. Interpro ») tandis que se constituaient également divers types de comités unitaires regroupant des éléments qui, a minima, cherchaient à se rejoindre pour aller « plus loin », sans forcément bien savoir ni où ni comment.. Certaines de ces « AG interpro » se recomposent à chaque mouvement (pendant la lutte contre le CPE par exemple, dans la foulée des AG étudiantes), mais il en surgit également cette fois de nouvelles, du cœur de la lutte.

 

En s'organisant de manière d'emblée inter-corporative et en s'ouvrant à tout un chacun se reconnaissant dans le besoin d'organiser la lutte, ces AG concrétisaient le besoin de trouver une alternative efficace au verrouillage des luttes par un cercle de dirigeants syndicaux qui, de mémoire de salarié, a toujours favorisé l'impuissance politique des mouvements revendicatifs.

 

Organisées sur la base d’une ouverture universelle et d’une inscription géographique non corporative, ces AG ne fonctionnèrent cependant pas selon les principes propres aux assemblées générales de grévistes. Les organisateurs n'étaient pas élus, et surtout ne remettaient pas aux mains de l'assemblée leur mandats une fois ceux-ci effectués. Sans mandats impératifs, pas de définition d'une stratégie commune.

 

Dès lors que le mouvement n’atteignit pas, et de loin, le « point de fusion » où ces organes spontanés auraient pu se fédérer en une direction autonome de la lutte, il leur restait à être des lieux de rencontre et de discussions, certes nécessaires compte tenu de l’émiettement des forces de résistance aux attaques contre le prolétariat, et de la chape de plomb maintenue par les appareils syndicaux. Ces AG auraient donc pu, au moins, être des lieux d’élaboration collective des conditions d’une future mobilisation et surtout d’une perspective politique de critique des actions gouvernementales et syndicales.

 

Une telle élaboration collective suppose nécessairement d'ouvrir de larges débats préliminaires sur la compréhension du rapport des forces et des objectifs que l'assemblée peut faire siens. Ici au contraire, outre le fait que sous couvert d’apolitisme se manifestèrent d’emblée des oppositions à l’élaboration d’une stratégie politique, la discussion sur les moyens d'action supplanta toujours celle sur l'élaboration d'une compréhension collective de la situation, condition de la construction d'une homogénéité idéologique indispensable à tout combat de longue haleine surtout dans un contexte de lutte des classes qui tend clairement à réaliser l'opposition fondamentale prolétariat/bourgeoisie.

 

Assez vite les « AG », dont l’importance restera marginale, se réduisirent à de simples réunions publiques et se détournèrent de leur principale fonction : constituer des organisations de la lutte. Ces AG ruinèrent leur potentiel politique en se dispersant dans une multitude d'actions habituelles des courants de l'extrême gauche trotskiste ou alternative qui, si elles brillèrent cette fois par leur originalité et leur créativité artistique, restèrent fidèles à la tactique classique de ces milieux de ne pas concurrencer le syndicalisme dit « de masse » pour construire une nouvelle et véritable représentation du mouvement revendicatif général en s'engageant donc dans une lutte formelle de représentativité contre l'intersyndicale en place.

En fonction de cette réticence à construire une force politique alternative, y compris de la part des ouvriers combatifs et des militants révolutionnaires qui refusèrent de s'organiser ne serait-ce que selon les principes classiques du conseillisme, courant dont se réclamaient pourtant pas mal d'entre eux – et aussi sans doute en premier lieu à cause d'une incapacité à cerner les enjeux politiques intimes de cet épisode de la lutte des classes – ce mouvement des AG interpro ne pût se hisser qu'à une fonction marginale d'agitation, avec des tracts ne dépassant pas la publicité pour sa propre assemblée distribués à partir des trottoirs des grands défilés syndicaux. Bien que réalisant parfois une critique formelle du syndicalisme bourgeois l'ensemble de la propagande de ces AG interprofessionnelles resta marquée par l'absence de démonstration d'une part de ce qui, dans les réformes souhaitées par le gouvernement, était inhérent au mode de production capitaliste, d'autre part de la puissance politique réelle du mouvement revendicatif dès lors qu'il est uni sur des bases de classe.

 

Sa critique syndicale ne dépassa pas l'expression habituelle du ras le bol anti-syndical plus ou moins immature et individualiste des classes moyennes appréciant peu de se sentir manipulées pour une cause qui leur est étrangère en suivant le sempiternel cercle des dirigeants de l'intersyndicale qui caracolent en tête de chaque manifestation. L'aspect le plus radical de cette critique, qui était de contester positivement la stratégie de l'intersyndicale en en formulant et en en organisant une nouvelle restait absent de leur propagande.

 

La première tâche qui leur revenait et qui aurait représenté une réelle alternative pour le mouvement tout entier - se fédérer immédiatement selon les principes prolétariens afin de construire une direction des luttes à la hauteur des enjeux - ne pût jamais s'imposer dans toutes ces réunions publiques. Non seulement celles-ci se refusèrent à construire un système de représentativité incontestable des individus impliqués dans cette lutte mais de plus elles reculèrent face à la nature politique de cet enjeu.

 

C'est ce que montre du reste ces tracts qui, au delà de formules d'apparence radicale, ne contestent les mesures sociales du capitalisme qu'au titre d'une injustice comptable conjoncturelle et de la férocité politique de l'équipe sarkozienne dont l'impudence frappe l'imaginaire français, réactivant ainsi à leur niveau les éléments réformistes de la propagande bourgeoise de gauche. Ces papiers ne parviennent pas, même après d'âpres discussions autour du bilan à tirer de cet épisode de lutte, à s'affirmer en faveur de la destruction des rapports sociaux capitalistes et donc, à poser comme objectif réaliste la nécessité historique du communisme.

6.           Le rôle des révolutionnaires.

Comme il était prévisible, la tentative de détourner la colère sociale vers les urnes s’est exprimée dans les « rendez-vous en 2012 », lâchés par les responsables syndicaux et politiques comme de simples menaces face à l'intransigeance du gouvernement. Il n’est pas sûr néanmoins que, là encore, cette tactique habituelle fonctionne de manière aussi évidente que prévu.

 

On aura pu noter, au cours de ce mouvement, que le discrédit porté aux centrales syndicales englobe aussi la gauche de gouvernement, dont il est patent qu’on ne peut qu’attendre une reconduction des politiques d’austérité. Cependant, et bien que la conjoncture aurait pu lui paraître favorable, l’extrême gauche est restée remarquablement en retrait en tant que telle, comme si, pour elle aussi, les formes prises par ce mouvement avaient un côté déconcertant. Dans les inepties de Besancenot sur le « mai 68 du 21° siècle » et la rhétorique du Npa calquée sur celle des syndicats, comme dans le silence de Lutte Ouvrière, se lisent leur incapacité à s’emparer d’un tel mouvement, mais aussi du coup, ce qui ne peut que nous réjouir, à le contrôler et à le dévoyer.

 

De même, le « silence des intellectuels » déploré ici ou là ne nous fait ni chaud ni froid, car les intellectuels ont toujours craché, sinon pire, sur le mouvement prolétarien dès lors qu'il prend son autonomie idéologique.

 

D’une certaine manière, la masse réunie dans les rues du 24 juin au 23 novembre, s’est montrée rétive, faisant preuve d’un mauvais esprit qui, dans de nombreux cas, est le signe annonciateur d’une révolte ouverte. Si elle n’a pas su dépasser ce stade, et si la chronique déplore le vide de la représentation, nous y voyons, au contraire, un signe encourageant pour les luttes futures. Le prolétariat a une tâche fondamentale à effectuer en premier lieu, qui est celle de se retrouver et de se recomposer politiquement, ce qui suppose qu’a minima, il se détourne des expressions habituelles de canalisation de ses luttes.

 

On pourrait alors penser que ceux qui sont capables de reconnaître « aux signes qui mettent la société en émoi », notre vieille amie la taupe, seraient les mieux placés, compte tenu de leur fidélité (certes relative) aux leçons historiques du mouvement prolétarien, pour interpréter ce mouvement et y intervenir. Il n’en a rien été[viii].

 

Enfoncés depuis toujours dans un idéalisme crasse qui les met en position d’attente éternelle des « formes pures » du futur mouvement de reprise de la lutte prolétarienne, les représentants de la « gauche communiste » ou dudit « milieu révolutionnaire » se révèlent incapables d’agir conformément à ce que l’histoire attend d’eux dans pareille circonstance.

Tout mouvement prolétarien, a fortiori dans une phase de possible sortie de la longue phase d’apathie et de défaites qu’a subi le prolétariat depuis plus de 80 ans, se déploie selon des formes contradictoires, emprunte des chemins inédits, ou au contraire redonne des contenus nouveaux à des formes anciennes.

 

C’est dans cette perspective qu’il faut envisager l’attitude envers les syndicats. A l’exception de son aile « bordiguiste », la gauche communiste internationaliste vit sur l’idée que « les syndicats sont intégrés au capital » et que toute lutte doit se dérouler « en dehors et contre » les syndicats, faute de quoi elle est immanquablement vouée à la récupération et à l’échec.

 

Rappelons que, d’une manière générale, nous avons montré que les soi-disant « frontières de classe » n’avaient aucune justification matérielle, dès lors que l’on se basait sur telle ou telle périodisation de l’histoire du MPC (ascendance/décadence, « phase formelle/phase réelle ») pour justifier un abandon des positions classiques du mouvement communiste. Relevant de la tactique, la question des formes organisationnelles de la lutte économique ne peut pas être analysée de manière abstraite, sans tenir compte de l’action réelle du prolétariat sur le terrain.

 

Dans cette vision, qui confine parfois à la paranoïa, toute expression syndicaliste radicale, voire toute tentative de pérenniser des formes d’organisation qui auraient surgi dans les luttes est analysée comme une « ruse » de la part des forces bourgeoises au sein du mouvement prolétarien.

 

Or (et sans aller plus loin dans l’analyse de la question syndicale qui requiert un autre travail, dans lequel nous sommes engagés), un des enjeux des suites du mouvement de l’automne 2010, est bien de savoir comment pérenniser et renforcer les embryons d’organismes autonomes qui ont surgi, et ceci dans une perspective évidente de pouvoir atteindre dès le début des prochaines luttes un niveau de radicalisation au moins égal, voire supérieur à ce qui s’est produit au plus fort du dernier mouvement.

 

Si l’émergence en pointillé d’organismes de lutte interprofessionnelles comme les AG interpro ou les divers comités de lutte ou d’action aura permis de créer des embryons de réseaux, de mettre en contact des militants et des membres du mouvement, tous ces contacts devront être réactivés au plus tôt lors des prochains mouvements de classe. Cela implique que dans l’intervalle, sous diverses formes, des réseaux puissent être identifiés et activés de manière permanente. Sans illusions sur ce que le pouvoir politique est capable d’en faire en cas de crise sociale majeure (cf. Chine, Tunisie, et plus simplement les nouvelles législations en France sur la surveillance de l’Internet), l’Internet constitue à l’heure actuelle un de ces outils particulièrement adaptés à cette tâche.

 

Dans ces réseaux, les révolutionnaires devront intervenir pour rappeler les éléments fondamentaux du programme révolutionnaire :

 

Même si c’est sur un plan restreint, il est important que ces contacts acquièrent d’emblée un niveau international, non seulement parce que c’est à cette échelle que se déroulera le prochain épisode révolutionnaire, mais aussi parce que l’internationalisme est le premier pilier du mouvement prolétarien et que les poisons nationalistes sont et seront instillés à l’envi par tous les ennemis du prolétariat, à droite comme à gauche.

 

Finalement, l’une des principales victoires de ce mouvement est son existence même. Le prolétariat français en sort battu mais pas démoralisé ni démobilisé. La rage sociale que ce mouvement incluait sans forcément la laisser éclater demeure intacte. Elle ne pourra que se renforcer au fil des attaques sans fin et des luttes prochaines que les capitalistes français et leurs alliés européens sont obligés de perpétrer contre le prolétariat.



[i] « Cherche mouvement social disparu entre le 4 et le 11 avril 2006… » Robin Goodfellow, 22 mai 2006

[ii] Sur les questions relatives à l’éducation on tirera profit du site de Michel Delord : http://michel.delord.free.fr

[iii] En cherchant à se défausser de la gestion des pensions et à ramener ces dernières à une portion congrue, l’état vise d’ailleurs à favoriser ses partenaires capitalistes privés qui doivent, pour la France, se partager un gâteau estimé à 100 milliards d’€uros en matière d’assurances privées et de systèmes privés d’assurance complémentaire. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses campagnes publicitaires pour ce type de produit ont fleuri tout au long de l’automne 2010, sur les journaux et à la télévision.

[iv] Ruffin F., Le monde diplomatique, "Dans la fabrique du mouvement social", décembre 2010.

[v] Le havre de grève. http://www.havredegreve.org/

[vi] Nous réservons à un texte ultérieur le commentaire des aspects « techniques » de la loi et de la question des retraites.

[vii] L’exercice d’auto-satisfaction de Sarkozy au soir du 31/12, comme l’intervention de son valet Copé sur la nécessité de s’attaquer , après les retraites, au temps de travail, montrent comment le pouvoir a considéré cette victoire comme un blanc-seing pour accélérer la destruction de toute forme de protection sociale.

[viii] A quelques exceptions près. Nous pouvons signaler le tract du PCI, ainsi qu’un texte très pertinent du site www.matierevolution.org. Un bilan intéressant en dépit de quelques inexactitudes est tiré par le « Mouvement communiste », dans sa lettre n°34, de janvier 2011