Les révolutions du monde arabe et leur perspective

 

 

Le monde arabe connaît une onde révolutionnaire cristallisée, pour le moment, par la revendication démocratique. En eux-mêmes, et encore plus dans le contexte international ouvert par la crise de 2008-2009, ces événements sont d’une grande importance historique. Les prolétaires de Tunisie, d’Egypte, ainsi que leurs frères de classe des autres pays de la zone méritent le plus ferme soutien des révolutionnaires, pour leurs combats actuels, gages de leurs combats de demain.

 

Le mode de production capitaliste, comme le démontrent ses crises à répétition, est incapable d’assurer de manière durable ne serait-ce qu’une vie décente à la classe productive moderne, le prolétariat, ni aux classes moyennes qu’il entraîne dans sa crise. Les effondrements économiques à l’échelle de pays ou régions du monde ont déjà eu lieu, d’autres plus graves encore, sont à venir, au cœur même des métropoles capitalistes y compris dans les zones où l’accumulation du capital continue à aller bon train tout en modifiant rapidement les rapports entre les classes. Dans ces circonstances, les exemples tunisiens et égyptiens peuvent compter parmi les premiers épisodes des combats décisifs que le prolétariat mondial aura à mener.

 

Les effets de la crise internationale, la hausse devenue insupportable des matières de première nécessité, le chômage endémique très élevé (et que l’on retrouve dans tout le monde arabe) sont autant de facteurs qui poussent nécessairement le prolétariat à se mobiliser pour défendre ses intérêts de classe. Comme en Argentine en 2001, c’est la rue qui joue un rôle décisif dans le départ des dirigeants au pouvoir.

Contrairement aux « émeutes de la faim » des années 1980, la révolution tunisienne est l’un des premiers événements d’après la crise de 2008-2009 qui s’attaque directement au pouvoir politique et dont une des conséquences pourrait être l’apparition d’une république démocratique. La première conséquence internationale en est le mouvement égyptien, qui se revendique directement de l’exemple tunisien, en demandant et en obtenant le départ de Moubarak. Or, la république démocratique est « l’ultime champ de bataille » (Engels) sur lequel doit se dérouler le combat décisif entre la bourgeoisie et le prolétariat[1]. Autrement dit c’est le terrain sur lequel l’affrontement entre les classes peut s’épurer toujours plus. Il appartient au prolétariat de pousser cette démocratie jusqu'au point où elle dévoile son hypocrisie intrinsèque, met à nu son caractère intime : la domination du capital sur le travail. La république démocratique, la forme politique où s’exerce la domination de l’ensemble de la bourgeoisie (y compris la propriété foncière), la forme d’Etat la plus élevée sous laquelle seule peut être mené jusqu’au bout le combat décisif, est donc une condition nécessaire pour la victoire du prolétariat. Dans l’histoire, de nombreuses révolutions bourgeoises n’ont pas pu arriver à cette forme d’Etat. Si dans certains cas, ce passage à la république démocratique ne sera, comme le disait Engels, que l’affaire d’une matinée (en Angleterre, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, pour ne parler que de l’Europe), il reste, dans de nombreux autres cas, un formidable tremplin pour accomplir sa mission historique et pour lequel le prolétariat doit être à l’avant-garde de la lutte (c’est le cas par exemple de la Chine, de l’Egypte, de la Tunisie, etc.).

 

Pour que les bourgeoisies de Tunisie et d’Egypte puissent mettre en place cette forme d’Etat sans se faire déborder par le prolétariat, elles doivent susciter des partis politiques représentant les différentes fractions de la bourgeoisie, des classes moyennes et des partis ouvriers bourgeois pour représenter le prolétariat, mettre en place un système électoral d’où la fraude soit dans l’ensemble exclue, épurer les postes clés de l’administration, et des entreprises dépendantes du pouvoir d’Etat, s’attacher l’adhésion de l’armée, des classes moyennes et en particulier celles qui sont liées à l’Etat. La condition en est qu’elles parviennent à juguler le prolétariat et donc à stabiliser/normaliser la révolution pour la faire entrer dans le lit de la république démocratique (c’est le principe de la « transition démocratique » qui a été suivie en Espagne, en Grèce, au Chili et dans le reste de l’Amérique latine, en Afrique du sud, en Allemagne (est-ouest), en Grèce, etc.).

 

Mais le prolétariat n’a pas à attendre cette réalisation pour mener la lutte pour la révolution prolétarienne. Il doit déclarer, pour autant qu’il en ait les moyens c’est-à-dire s’il émerge effectivement de cette léthargie historique qui dure depuis plus de 80 ans, la révolution en permanence.

En Tunisie et désormais en Egypte, la conquête de la démocratie est déjà réalisée. Par sa lutte, le prolétariat a gagné la liberté d’expression, d’association, d’organisation. Il doit chercher à créer s’il ne les a pas mis en place des organismes qui pourraient être des esquisses d’un pouvoir parallèle, permettant ainsi l’émergence d’un double pouvoir.

Une condition fondamentale pour qu’il ne soit pas un jouet entre les mains des classes dominantes est de former un parti prolétaire (communiste) indépendant et opposé aux autres classes, tâche rien moins qu’aisée alors que, dans le meilleur des cas, le prolétariat émergerait d’une période de plus de 80 ans de contre-révolution (la dernière grande vague révolutionnaire des années 1920 se brise sur la défaite des révolutions en Allemagne et en Europe centrale et en Chine (1927) tandis que la contre-révolution stalinienne s’impose en Russie sous la forme de la doctrine du « socialisme dans un seul pays », ouvrant la voie à une accumulation du capital forcenée. Depuis cette période, le prolétariat n’a pas reformé de parti politique indépendant). En même temps, même si dans sa phase de recomposition, les modalités de sa constitution en parti sont encore incertaines, ce dernier tire sa force de son caractère international, et la capacité à développer un parti international est une des toutes premières tâches du prolétariat.

 

Dans cette perspective, dans cette voie royale de la révolution en permanence, la montée en puissance du prolétariat lui permet de s’emparer du pouvoir politique et d’exercer sa dictature. Le prolétariat étrangle la république démocratique avant que celle-ci ne l’égorge (c’est la dynamique de février à octobre 1917 en Russie).

 

Mais avant que cet épisode ait lieu – s’il a lieu – d’autres possibilités existent :

·        D’abord l’échec du mouvement démocratique et son écrasement, comme en 1905 en Russie, et le maintien du pouvoir en place, avant même donc qu’une expression autonome du prolétariat puisse se développer.

 

·        La variante contre-révolutionnaire à la perspective de révolution en permanence évoquée ci-dessus est par exemple celle de juin 1848. Le prolétariat désarmé et désorganisé est livré à la répression par le réformisme. La république démocratique écrase le prolétariat. Une suite possible reste une forme de dictature bonapartiste.

 

·        Enfin, une forme de restauration de l’ancien régime (intervention libyenne et des forces qui ont soutenu Ben Ali dans le cas de la Tunisie, soutien des nations impérialistes ou apparition d’un nouvel homme fort instaurant une dictature militaire, ...) reste possible (cf. la tentative de coup d’état du général Kornilov contre le gouvernement provisoire en août-septembre 1917).

 

Au cœur de la Méditerranée, les exemples tunisiens et égyptiens terrorisent non seulement tous les gouvernements du monde arabe (qui ont connu de remarquables mouvements de solidarité, comme en Algérie ou en Jordanie), mais au-delà tous les états qui ont engagé avec leur propre prolétariat, un bras de fer pour faire baisser les salaires et les dépenses liées aux systèmes de protection sociale (Espagne, Grèce, France, Portugal, Royaume-Uni… au sein desquels se sont produits ces derniers mois de puissants mouvements de protestation).

 

Les impérialismes américain et européen, conscients du danger à voir se développer une expression autonome de la classe prolétarienne sont prêts à lâcher les représentants les plus corrompus, mais c’est pour y installer à la place des gouvernements aux ordres, capables de maintenir la paix sociale et les équilibres internationaux. Si le prolétariat accepte les demi-mesures et en reste là, il sera victime de la répression et verra s’accroître ses conditions d’exploitation.

 

Ces événements s’inscrivent dans un cours historique des révolutions démocratiques qui a connu, dans ces aires géographiques, plusieurs épisodes. Les révolutions anti-coloniales des années 1950 ont certes permis une émancipation des bourgeoisies nationales, puis elles se sont rapidement conclues par la mise en place de régimes autoritaires et corrompus. D’une certaine manière, se dressant contre les métropoles où règne la démocratie bourgeoise, les classes dominées ne pouvaient pas se prévaloir de la même idéologie que celle de leur oppresseur pour le combattre ; d’autre part effrayée par le spectre du prolétariat révolutionnaire la bourgeoisie bien trop liée aux intérêts impérialistes n’avait pas de capacité révolutionnaire, ce sera le petite bourgeoise qui assurera la direction de ces mouvements. C’est pourquoi elles se sont souvent faites au nom d’un « socialisme » qui était à la fois le signe de la puissance du prolétariat même réduit à un souvenir, un moyen de le domestiquer et de le mobiliser comme masse de manoeuvre de la révolution et également le signe de l’influence de l’impérialisme grand-russe soviétique et témoin de la force du capitalisme travesti d’une fausse idéologie socialiste. Il est significatif qu’avec le début du délitement du bloc soviétique et le recul du camp « socialiste », ce soit l’islam qui soit devenu ou redevenu dans maints endroits, le fer de lance de ces mouvements, l’exemple le plus frappant – mais qui est resté le seul – étant celui de la révolution iranienne de 1979 qui débouche non pas sur une république démocratique, mais sur une république théocratique. L’enjeu des mouvements de protestation de 2009 dans ce pays est de savoir si les courants politiques musulmans « modérés » sont capables d’assurer une transition vers une république démocratique, avec un courant politique musulman qui se présenterait un peu comme ce qu’a été la démocratie-chrétienne Europe.

 

Le facteur islamique est certes d’un poids inégal, au plan politique, entre la Tunisie et l’Egypte ; un des enjeux de ces mouvements sera de voir sous quelle forme politique la bourgeoisie locale est capable d’assurer une transition vers la république démocratique, ce qui implique aussi de voir jusqu’où elle saura s’opposer aux diktats des grandes puissances impérialistes. Dans tous les cas, le rôle de l’armée a été et sera décisif.

 

 

Et quel peut être, quel doit être, le rôle du prolétariat ?

 

Comme nous l’avons dit, il doit profiter de l’espace d’organisation qui lui est offert pour créer son propre parti de classe. Cette position a toujours été défendue par les marxistes.

« Mais nous sommes d’accord sur le fait que le prolétariat ne peut conquérir sans révolution violente le pouvoir politique, seule porte donnant sur la société nouvelle. Pour qu’au jour de la décision le prolétariat soit assez fort pour vaincre (et cela, Marx et moi nous l’avons défendu depuis 1847), il est nécessaire qu’il se forme un parti autonome, séparé de tous les autres et opposé à eux tous, un parti de classe conscient.’ (Engels, brouillon d’une lettre à Gerson-Trier 18 décembre 1889)

 

Ce parti de classe ne peut exister et agir réellement qu’à l’échelle internationale, mais il ne pourra pas surgir en dehors du mouvement réel de la classe ; le rôle des minorités communistes actuelles, seules, ne peut pas être suffisant. Ce parti devra affirmer clairement qu’il n’y a aucun espoir dans la société capitaliste qui ne peut mener qu’à des crises de plus en plus violentes ; que la solution au chômage de masse, à la famine qui menace à chaque crise, ne peut résider que dans la prise du pouvoir politique par le prolétariat, l’exercice de sa dictature, la destruction de l’Etat bourgeois, la socialisation des moyens de production et l’éradication de tout système d’exploitation.

 

« Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d'arbres de la liberté, par des phrases sonores d'avocat, il y aura de l'eau bénite d'abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours. » Blanqui 1851

 

Robin Goodfellow, 14 Février 2011.



[1] « Marx et moi, depuis quarante ans, nous avons répété jusqu’à satiété que pour nous la république démocratique est la seule forme politique dans laquelle la lutte entre la classe ouvrière et la classe capitaliste peut d’abord s’universaliser et puis arriver à son terme par la victoire décisive du prolétariat » Engels, 1892, réponse à G. Bovio