La critique marxiste de l’aliénation (I).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date

 Mai 2017 – Floréal 225

Auteur

Robin Goodfellow

Version

V 1.0

 

 


Sommaire

1.             Questions de vocabulaire et de traduction.. 3

1.1          Les traducteurs et traductions de Hegel 4

1.2          Les traducteurs et traductions de Marx. 6

1.3          Les différents sens du mot « aliénation en français ». 8

2.            Le phénomène de l’aliénation.. 12

2.1          Extériorisation/Objectivation (Äuβerung ) 13

2.2          Objectivation (Vergegenständlichung) 14

2.3          L’aliénation/dessaisissement (Entfremdung/Entäuβerung ) 16

2.4          Le modèle de la critique de la religion. 18

3.            Le concept marxiste de l’aliénation.. 21

4.            Conclusion.. 30

 

 

AVERTISSEMENT.

Ce texte est une première contribution d’un travail théorique global consacré à la mystification du Capital, que nous éditerons ensuite en ouvrage. Il pose les grandes bases de la théorie de l’aliénation telle qu’elle a été développée par Marx et Engels. Dans les textes qui suivront, nous aborderons en détail les questions relatives au caractère fétiche de la marchandise, au caractère fétiche du capital, à la mystification du capital.

 

1.           Questions de vocabulaire et de traduction

Une très large partie des œuvres de Marx et Engels n’a été connue et éditée qu’après leur mort et parfois très tardivement[1]. Selon l’époque de leur exhumation et le rapport de forces entre les classes, ces écrits ont été à leur tour mobilisés pour servir des interprétations divergentes de la théorie.

La traduction, l’édition des textes théoriques est un travail de parti qui ne peut être abandonné aux mains de la bourgeoisie. Le parti prolétaire, dans son acception la plus large, dans une période contre-révolutionnaire particulièrement défavorable, a bien accompli une telle tâche. Les travaux de Rubel et Dangeville, notamment, ont permis une meilleure connaissance du socialisme scientifique, bien qu’entachée, de manière différente pour chacun des traducteurs cités, par certains partis-pris. Les continuateurs fidèles à la théorie marxiste n’ont pas eu suffisamment de forces pour s’y livrer de manière continue et, quel que soit leur apport, ils n’ont pas toujours atteint un résultat irréprochable. La question reste par ailleurs particulièrement complexe. Il suffit pour le comprendre de se rappeler que la traduction française du livre I du Capital, pourtant revue par Marx, était considérée par ce dernier comme insuffisante[2].

En préambule, nous réaffirmons ici ce que nous martelons depuis quarante ans, à la suite notamment de la Gauche communiste d’Italie, et que nous avons réaffirmé récemment dans notre texte « La nature du marxisme »[3] : la théorie communiste représente un tout cohérent, à prendre dans sa totalité. Il y a bien une progression dans le travail de Marx et Engels vers une expression plus scientifique, mais celle-ci n’est en aucun cas synonyme d’abandon de la dialectique. Dire, comme nous le faisons, que la théorie se constitue « d’un bloc », c’est-à-dire comme totalité organique, signifie qu’elle émerge dans ses grands principes en fonction d’une nécessité historique qui se manifeste à la fin de la première moitié du dix-neuvième siècle, compte tenu à la fois de l’évolution du mode de production capitaliste à cette époque, et du développement du mouvement ouvrier. Au-delà, comme toute production intellectuelle de nature scientifique, la théorie marxiste possède son histoire propre, au cours de laquelle se précisent les concepts, s’approfondissent et se complètent les raisonnements, s’essaient et se valident les interprétations des faits. Il y a donc bien à distinguer – notamment lorsque l’on considère les parties restées à l’état de brouillons ou de fragments – au fil de l’exposition, les différentes formulations, les approximations successives d’un concept ou d’un phénomène, l’affermissement de certaines propositions ou formulations.

Les discours autour de « l’aliénation » sont ambigus car le terme a acquis un sens vulgaire qui renvoie surtout à la condition individuelle et emprunte à la psychologie (au sens clinique en psychiatrie on parle d’un aliéné ; au sens plus courant l’aliénation vise l’idée d’un individu dominé, dépendant, enchaîné à quelque chose de non essentiel, de non vital comme quand on dit que l’homme moderne est aliéné par la consommation, le tiercé, ou la bagnole par exemple). L’utilisation communiste des concepts d’aliénation, chosification (« réification »)[4], mystification dépasse de loin ce niveau d’appréhension. Nous souhaitons montrer, à travers la suite de textes que nous allons faire paraître sur cette question, comment la mystification se manifeste plus particulièrement pour le prolétariat, la classe productive, exploitée et révolutionnaire. Ce premier article est essentiellement consacré aux questions de vocabulaire, en les resituant dans la chronologie des écrits de Marx, des Manuscrits de 1844 au Capital.

Ce n’est pas un souci d’érudition qui nous amène à débuter ce travail par un recensement des choix effectués par les différents traducteurs français de Hegel, puis de Marx, mais la prise en compte d’un enjeu politique. Le terme « aliénation » est, on le verra, fortement galvaudé, et, comme Marx a pris un grand soin à distinguer les différents phénomènes qui concourent à former la mystification du capital, en reprenant pour partie le vocabulaire hégélien, il s’agit d’un travail préliminaire essentiel. La langue allemande est très conceptuelle et très riche, et le vocabulaire utilisé pour décrire les phénomènes que le français regroupe sous le terme d’aliénation (lui-même revêtant du coup, plusieurs sens différents) est varié. Les problèmes de traduction sont donc complexes et doivent être abordés avant tout exposé systématique de la question.

1.1             Les traducteurs et traductions de Hegel

Nous reviendrons par la suite, notamment à l’occasion de la critique des thèses althussériennes des années 1960 sur la relation entre les thèses de Marx sur l’aliénation et ce thème chez Hegel. Nous nous contenterons ici

a) d’exposer brièvement la thématique de l’aliénation chez Hegel

b) de décrire comment les différents traducteurs français de Hegel ont abordé la question[5].

La plupart des traducteurs de Marx en français se sont calés sur les usages qui en ont ainsi découlé.

La question de l’aliénation chez Hegel ne peut se traiter en dehors de la conception d’ensemble de sa philosophie qui, si elle a eu le mérite d’aller très loin dans l’exposé de la dialectique comme compréhension du réel, reste fondamentalement idéaliste. Pour Hegel en effet, le monde est le produit de la réalisation de « l’Esprit ». Celui-ci, dans ses manifestations successives, s’extériorise, c’est-à-dire que pour Hegel il se perd, avant de se retrouver, à l’issue d’un processus de négation de la négation, sous la forme du savoir absolu. Par conséquent, chez Hegel, tout ce qui relève de l’objectivation, de l’extériorisation est vécu comme une perte, alors que, comme on le verra, pour les matérialistes, c’est au contraire par ce biais que l’homme manifeste sa présence au monde et que, par conséquent, il se réalise.

On trouvera donc, chez Hegel, des connotations négatives à la notion d’objectivation, qui ne sont pas présentes chez Marx.

Jean Hyppolite (1907-1968), professeur de philosophie à la Sorbonne, est un des premiers traducteurs de Hegel en Français. Confronté aux trois termes utilisés par Hegel pour décrire le phénomène (pour lui négatif) d’extériorisation : Äuβerung [6] / Entäuβerung / Entfremdung, il choisit de les traduire respectivement par Expression / Aliénation / Extranéation.

Hyppolite considère que le mot «Äuβerung » ne possède pas, par lui-même de sens technique spécifique, qu’il est relativement neutre. Nous dirions qu’il s’agit d’une « sortie », d’une extériorisation.

Entäuβerung s’augmente du préfixe Ent- qui indique en allemand une idée de contraire, d’opposition, comme notre - français (couvrir/-couvrir, ranger/-ranger, etc.). L’extériorisation prend ici le tour négatif d’une privation, d’une dépossession. Hyppolite traduit ce terme par aliénation.

Quant à Entfremdung, le terme est construit sur la racine « fremd », qui signifie étranger en allemand. Or, ce sens est aussi rendu par la racine « alien » dans le mot français aliénation, mais Hyppolite considère que celui-ci est trop marqué par son sens latin de « cession d’un bien ». Il emploie donc le terme « extranéation » basé sur le latin « extraneus ».

Jarczyk et Labarrière, auteurs notamment de « De Kojève à Hegel », reviennent à un triptyque sans doute moins sophistiqué sans pour autant être toujours très clair. Leur proposition est la suivante :

Äuβerung / Extérioration

Entäuβerung /Extériorisation

Entfremdung / Aliénation

Le premier terme, par exemple est d’un emploi plutôt abscons. Ils utilisent des termes d’une puissance croissante pour souligner ce qui, chez Hegel, relève d’un approfondissement de la perte de soi.

Henri Lefebvre (1901-1991), travaille dans un esprit plus militant et se réclame d’un marxisme non stalinien, après son exclusion du PCF en 1958. Il est notamment l’auteur de « Logique formelle et logique dialectique ». Pour lui les termes äuβern (le verbe) et Äuβerung expriment déjà l’extériorisation ; il utilise « aliénation » comme Hyppolite pour traduire Entäuβerung , mais propose le verbe français désuet « étranger » (qui signifie éloigner, écarter) et « l’étrangement » pour traduire Entfremdung. Mais il considère que, autant dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel que dans les Manuscrits de 1844 de Marx, il y a une grande proximité entre ces deux derniers termes.

Nous avons donc le résultat suivant :

Traducteur

 Äuβerung

Entäuβerung

Entfremdung

Hyppolite

Expression

Aliénation

Extranéation

Jarczyk Labarrière

Extérioration

Extériorisation

Aliénation

Lefebvre (Henri)

Extériorisation 

Aliénation

Etrangement

1.2            Les traducteurs et traductions de Marx

Parlant des mêmes sujets, et dans la même langue, il est normal que Marx utilise des termes utilisés auparavant par Hegel, ce qui ne veut pas dire qu’il souscrit nécessairement au sens qui lui est donné par le philosophe idéaliste.

La plupart des traducteurs de Marx en français se sont calés sur le rendu français des termes allemands fournis par les traducteurs de Hegel. Le sujet est d’autant plus complexe que l’utilisation par Marx de ces concepts a pu s’affiner au fil de l’approfondissement de la réflexion scientifique sur ces questions.

 

 

 

 Traducteur

Äuβerung

Entäußerung

Vergegenständlichung

Entfremdung

Papaioannou

Manifestation

Extériorisation

Objectivation

Aliénation

Bottigelli

Manifestation

Dessaisissement / Aliénation

Objectivation

Aliénation

Rubel

Manifestation

Déperdition Dépouillement / Dépossession

Objectivation

Aliénation

Fischbach

Expression

Perte de l’expression

Objectivation

Aliénation

Lefebvre (Jean-Pierre)

Extériorisation

Dessaisissement

Objectivation

Rendre étranger, rendu étranger [7]

Cohen-Solal et G. Badia

Manifestation

[Extériorisation]

Aliénation

Matérialisation

Aliénation

Sève

 

Dessaisissement

Objectalisation

Aliénation

Pour être clair et cohérent tout au long de notre exposé, nous devons faire des choix, dont les motivations sont les suivantes :

-       Tout en respectant la complexité des concepts, rester le plus clair possible et éviter tout pédantisme

-       Rester le plus près possible du sens effectif que Marx et Engels souhaitent donner à ces termes tout au long de leur œuvre

-       Privilégier autant que possible une traduction pour assurer le maximum de continuité au travail d’analyse de ces questions

Il est certain, comme le souligne par exemple Bottigelli que les termes Entäuβerung et Entfremdung, revêtent, dans les Manuscrits de 1844 une grande proximité. Mais par la suite, Marx emploiera de manière plus systématique le terme de Entfremdung.

Le premier terme, Äuβerung prend le sens en allemand d’une proposition, de quelque chose qui a été émis, produit. Le terme générique de production pourrait convenir, au sens de mise en avant, de détachement et donc aussi d’objectivation dans un sens générique (à partir du aus allemand qui signifie dehors), mais il est aussi cohérent de traduire ce terme par « Extériorisation », dans la mesure où la notion d’objectivation au sens concret du terme est mieux rendue en allemand par des termes, utilisés par Marx, comme Vergengenständlichung (voir plus loin). Il faut bien souligner qu’ici on se détache clairement de Hegel pour qui l’extériorisation est négative ; pour l’être humain, en tant qu’espèce qui produit et reproduit ses conditions d’existence, l’extériorisation est une nécessité, c’est par là que l’homme prouve sa nature objective.

Mais là où le terme d’extériorisation tout comme celui d’objectivation n’implique pas en soi une privation ou un dessaisissement (toute activité productive humaine implique une phase d’extériorisation de soi) le terme Entäuβerung prend une connotation négative et on peut alors caractériser cette forme particulière d’extériorisation comme dessaisissement dès lors que nous nous situons dans le cadre de la production capitaliste. Ceci étant dit, le terme Entäuβerung est aussi utilisé pour désigner l’aliénation au sens de cession d’un bien, acception qui n’est pas dans le sujet ici.

Le terme Fremd (étranger) que l’on trouve dans Entfremdung implique un degré supplémentaire puisqu’il introduit le concept d’étranger, de non reconnaissance de la production extériorisée comme étant sienne, mais comme appartenant à une force extérieure, à un pouvoir étranger et de plus, dominant. Sur la racine latine alienus qui signifie étranger en latin la traduction d’Entfremdung par aliénation est donc parfaitement correcte et il est inutile d’aller chercher des termes peu usités et donc aussi complexes que difficilement compréhensibles pour faire part de ce phénomène. L’argument de Sève[8] selon lequel le mot aliénation est rendu confus par son usage pour désigner la cession d’un bien ne nous semble pas recevable. Dans tous les écrits de Marx où l’on trouve le même mot dans ces deux sens, le contexte sert toujours à lever parfaitement l’ambiguïté et il est facile de distinguer l’un ou l’autre usage. Les expressions, “puissance étrangère” pour désigner la façon dont le capital se présente face au prolétaire, tout comme l’expression “rendu étranger” pour traduire le verbe entfremden, rendent parfaitement compte du phénomène, tout ceci relève d’une manière générale de l’aliénation. On comprend l’avantage qu’il y aurait à disposer d’une racine commune pour désigner à la fois les expressions “puissance étrangère”, “rendu étranger”, etc. mais cela ne justifie pas le recours à un terme pédant comme “étrangement”.

Le tableau ci-dessous synthétise toutes les variantes de traduction de ces termes, aussi bien chez Hegel que chez Marx.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traducteur

Äuβerung

Entäuβerung

Vergegenständ-lichung

Entfremdung

HEGEL

Hyppolite

Expression

Aliénation

 

Extranéation

Henri Lefebvre

Extériorisation 

Aliénation

 

Étrangement

Jarczyk Labarrière

Extérioration

Extériorisation

 

Aliénation

MARX

Papaioannou

Manifestation

Extériorisation

Objectivation

Aliénation

Bottigelli

Manifestation

Dessaisissement / Aliénation

Objectivation

Aliénation

Rubel

Manifestation

Déperdition Dépouillement / Dépossession

Objectivation

Aliénation

Fischbach

Expression

Perte de l’expression

Objectivation

Aliénation

Lefebvre (Jean-Pierre)

Extériorisation

Dessaisissement

Objectivation

Rendre étranger, rendu étranger

Cohen-Solal et G. Badia

Manifestation [Extériorisation]

Aliénation

Matérialisation

Aliénation

Sève

 

Dessaisissement

Objectalisation

Aliénation

Robin Goodfellow (chez Marx)

Extériorisation

(sens « positif »)

Dessaisissement

(sens « négatif »)

Objectivation

Aliénation

 

1.3            Les différents sens du mot « aliénation en français »

Les nuances du vocabulaire allemand (Entäuβerung et Entfremdung) ont parfois été rendues en français par l’unique terme Aliénation ce qui a introduit un facteur de confusion. Par ailleurs, le terme français aliénation revêt à son tour plusieurs sens ; tous tournent toutefois autour de la notion d’étranger, conformément à la racine latine[9], alienatio, qui dans le droit romain désigne la cession d’une chose.

Sens 1 : économique. L’aliénation d’un bien est tout simplement sa vente, correspondant au sens latin vu ci-dessus, on se sépare du bien qu’on vend.

Sens 2 : psychiatrique. On doit cette utilisation au français Philippe Pinel, psychiatre, premier médecin « aliéniste », nommé médecin-chef de l’hôpital de Bicêtre par la Convention en 1793 et auteur en 1801 du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale. Pinel considéra qu’il fallait cesser de traiter les « fous » comme des criminels (notamment en proposant qu’ils ne soient plus systématiquement enchaînés).

Sens 3 : psycho-sociologique. Ici le terme est passé dans le langage commun via une sociologie critique (inspirée par le marxisme qu’on s’empresse ici d’édulcorer afin de lui ôter toute portée scientifique et révolutionnaire comme chez Marcuse par exemple). Il désigne la dépendance ou la domination, notamment à l’égard des objets : être aliéné par la possession d’objets, de marchandises (voiture) ou par la dépendance à l’égard de manifestations idéologiques (télévision, logique de la « société du spectacle » chez les situationnistes). Chez les commentateurs ou les « marxistes » qui ont oublié la portée révolutionnaire de la théorie, l’aliénation devient un phénomène généralisé qui n’a plus de rapport avec la situation sociale de l’individu ni son rapport de classe. Il est à noter que cette critique intellectuelle s’accompagne d’un profond mépris de classe visant particulièrement le prolétariat

Sens 4 : critique révolutionnaire.

Pour le marxisme, l’aliénation, au sens strict, comme phénomène matériel, ne concerne que le mode de production capitaliste et ne touche que le prolétariat, la classe productive. Le produit de son travail reproduit le capital qui le domine et l’exploite. La classe productive est devenue étrangère au produit de son travail et celui-ci se retourne contre elle en tant que capital, lequel renforce sa domination et du même coup l’aliénation du prolétariat. Ce même processus de domination du capital se traduit par le fait que le travail du prolétaire, son activité productive, lui deviennent étrangers.

Le fait que la conscience des autres classes de la société soit également obscurcie et mystifiée par le capital est une réalité qui sera étudiée plus loin. Mais la situation de ces classes au sein des rapports sociaux de production ne se confond pas avec celle du prolétariat, qui est le seul, de facto, à subir l’aliénation au sens que nous venons de donner à ce terme.

 

           

Aliénation ou soumission ?

Parmi les commentateurs de Marx qui ont utilisé le terme aliénation dans son sens 3 (psycho-sociologique), nous trouvons entre autres des personnalités comme Erich Fromm[10] ou Georges Lukàcs[11], pour qui le terme aliénation est un équivalent de soumission. Il s’agit d’expliquer pourquoi des individus soumis à une domination - qui n’est pas que l’expression d’une force violente mais se trouve régulée au sein de rapports sociaux et de traditions établies - acceptent leur sort sans se révolter. On retrouve le même type de questionnement chez des auteurs comme Marcuse, qui définissent le prolétariat moderne comme aliéné, non pas au sens que nous avons défini, mais au sens où il aurait abandonné toute velléité de révolte pour se soumettre aux rapports dominants au sein desquels il évolue.

Est-ce que le fait que les régimes de domination parviennent, en temps « normal » à susciter l’adhésion ou au moins la passivité ou la résignation des classes exploitées et dominées signifie que ces classes soient « aliénées » ? C’est ce que laisse entendre Lukàcs dans le passage suivant de son « Ontologie » : « En un sens on pourrait dire que toute l’histoire de l’humanité, à partir d’un certain niveau de la division du travail (et probablement dès l’esclavage), est aussi l’histoire de l’aliénation humaine. » (Ontologie de l’être social. L’idéologie, l’aliénation. Delga, p.288)

Ce faisant, Lukacs[12] minimise la portée révolutionnaire de la critique que fait Marx de l’aliénation spécifique au mode de production capitaliste.

Nous touchons là un point qui relève de la psychologie sociale, de la dialectique de l’individu et de la classe à laquelle il appartient, des ressorts de l’histoire vivante et des mouvements qui mettent en branle, dans des moments rares et précis, d’énormes masses d’hommes et de femmes pour renverser (ou tenter de le faire) les régimes sociaux en vigueur.

Que des sociétés de classes, donc fondées sur l’exploitation, parviennent à obtenir le consentement et la coopération des exploités eux-mêmes, est la condition sine qua non pour que ces sociétés connaissent une certaine stabilité.

La soumission du prolétaire au diktat du capital peut être obtenue de différentes manières qu’il n’est pas inutile de rappeler ici. Dans le chapitre du livre I du Capital consacré à l’accumulation primitive, Marx a rappelé que c’est au moyen de la trique, de la pique, du fer rouge et du pilori que le capital a, après les avoir chassés de leur terre, transformé les paysans sans feu ni lieu en prolétaires dans les premiers ateliers des manufactures, en les empêchant de rester des vagabonds, ce que certains avaient malgré tout tendance à « préférer » au sort qui leur était promis. La force, la violence est par conséquent un des premiers facteurs de soumission, même quand elle n’est pas immédiatement utilisée : une fois la démonstration effectuée sur les premiers rebelles, il suffit de montrer à l’esclave le fouet, au vagabond le gibet à l’ouvrier le sabre du gendarme pour obtenir cette soumission par la présence passive de la violence et de ses représentants.

En même temps, Marx évoque la façon dont, après avoir discipliné le prolétariat par le fer et par le feu, il se crée une forme d’acceptation des rapports d’exploitation par le fait que ceux-ci se présentent comme déjà installés, comme des éléments « naturels » de la vie sociale alors qu’ils n’en sont que des manifestations historiques. « Ce n’est pas assez que d’un côté se présentent les conditions matérielles du travail, sous forme de capital, et de l’autre des hommes qui n’ont rien à vendre, sauf leur puissance de travail. Il ne suffit pas non plus qu’on les contraigne par la force à se vendre volontairement. Dans le progrès de la production capitaliste il se forme une classe de plus en plus nombreuse de travailleurs qui, grâce à l’éducation, la tradition, l’habitude, subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des saisons. Dès que ce mode de production acquis un certain développement, son mécanisme brise toute résistance ; la présence constante d’une surpopulation relative maintient la loi de l’offre et de la demande du travail, et partant le salaire, dans des limites conformes aux besoins du capital, et la sourde pression des rapports économiques achève le despotisme du capitaliste sur le travailleur. Parfois on a bien encore recours à la contrainte, à la force brutale, mais ce n’est que par exception. Dans le cours ordinaire des choses le travailleur peut être abandonné à l’action des « lois naturelles » de la société, c’est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et perpétuée par le mécanisme même de la production. » (Marx. Capital Livre I, 8, 28, Pléiade Œuvre t.1 p. 1195-1196 – Nous soulignons)

Cependant une société tiendrait difficilement uniquement sur les bases de ce rapport de forces permanent et Engels soulignait que, pour gouverner, la classe capitaliste a besoin de l’appui de la classe ouvrière[13]. Engels évoque là la nécessité pour le Capital d’alimenter le phénomène réformiste et de créer des organes « ouvriers bourgeois ». C’est un appui que les classes dominantes vont pouvoir obtenir à travers l’amélioration relative des conditions de vie et de travail, elle-même permise par la redistribution de miettes de l’exploitation et l’assujettissement des exploités par des chaînes dorées, qui contribuent à favoriser leur attachement à leur situation présente. La question de la soumission par l’idéologie ou, dit autrement, du rôle de l’idéologie, de l’éducation, de la religion, des traditions… dans le renforcement de la soumission, dépasse le cadre immédiat de ce travail et méritera des développements spécifiques.

Nous nous contenterons ici de montrer que cette question est souvent le prétexte pour défendre une vision très extensive et floue de « l’aliénation » en faisant des médias, des sources idéologiques, de l’industrie des loisirs le principal facteur de l’aliénation car il s’agit à son tour d’un moyen avec lequel la bourgeoisie assure son pouvoir en détournant l’attention de la classe exploitée, et au-delà, des classes dominées, en leur offrant des distractions, des lots de consolation et tout ce qui peut contribuer à leur abrutissement. La télévision, les sports de masse, les jeux de hasard sont ici considérés comme les fourriers de l’aliénation, comprise comme le détournement de la conscience des populations vers un assujettissement aux discours dominants ou plus encore des machines à décerveler, à empêcher toute réflexion tout en offrant des exutoires, vecteurs eux-mêmes de mercantilisation[14]. On notera cependant que cette critique intellectuelle est souvent empreinte de mépris de classe, et qu’elle épargne par ailleurs ces autres instruments de domination que peuvent être l’école, l’université, les journaux et revues savantes, les organismes scientifiques, les églises, les médias « culturels » …

 

 

2.           Le phénomène de l’aliénation

De même que – selon la très belle image de Hegel dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit – le bourgeon est déjà la fleur qui est déjà le fruit, les éléments que nous détaillons ici sous forme de concepts ne doivent pas se comprendre comme des phénomènes séparés, mais comme des moments de ce phénomène général qu’est l’aliénation. Dans le cadre de la production capitaliste, l’extériorisation (objectivation- Äuβerung ), la manifestation de l’activité productive prend la forme du dessaisissement (Entäuβerung), de l’aliénation (Entfremdung). Le dessaisissement lui-même est un moment, un aspect du processus de l’aliénation et ne peut donc faire l’objet d’une conceptualisation séparée.

Historiquement, les prémisses de ces phénomènes apparaissent avec la production marchande, mais ce qui caractérise pleinement l’aliénation ne se manifeste qu’avec le développement du mode de production capitaliste. Et plus le capital est développé, plus il se conforme à son être et plus l’aliénation s’intensifie. On aurait donc tort de sérier, de “périodiser” de manière mécanique ces concepts, en limitant le dessaisissement à la production marchande. En fait le concept de dessaisissement n’a pas de valeur autonome en soi. C’est dans le processus général de la production capitaliste que le positif (l’objectivation, la réalisation de soi) se renverse en négatif (le dessaisissement, l’aliénation). En même temps, Marx insiste à plusieurs reprises sur la nécessité historique de ce processus et sur son caractère dialectique. La plénitude de soi qui peut se rencontrer dans les formes pré-capitalistes (dans le travail collectif des communautés primitives par exemple) est en même temps pauvre sur le plan de l’espèce humaine dans son ensemble, car elle en reste à un niveau étriqué, limité[15]. A la fin de ce processus, en s’étant totalement perdue dans le mouvement du capital, l’espèce trouve aussi les moyens de se retrouver à une échelle infiniment plus développée.

Avec la marchandise, le rapport social entre les hommes se trouve médiatisé par l’échange, il perd l’immédiateté qu’il pouvait avoir dans le cadre de la production communautaire par exemple ; le travail de chacun ne devient un travail social que s’il rencontre, à travers l’échange, le travail d’autrui.

« Les objets d’usage ne deviennent marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres. Le complexe de tous les travaux privés forme le travail social global. Étant donné que les producteurs n’entrent en contact social que parce que et à partir du moment où ils échangent les produits de leur travail, les caractères spécifiquement sociaux de leurs travaux privés n’apparaissent eux-mêmes également que dans cet échange. Autrement dit : c’est seulement à travers les relations que l’échange instaure entre les produits du travail et, par leur entremise, entre les producteurs, que les travaux privés deviennent effectivement, en acte, des membres du travail social global » (Le Capital. Livre I, Quadrige/PUF, 1993, p. 83)

Ceci constitue évidemment une perte, mais Marx relie ce mouvement à un long arc historique et le considère comme un moment nécessaire du développement humain, qui est le mouvement contradictoire de l’histoire humaine tant que celle-ci se déroule dans le cadre des sociétés de classe, et notamment dans le cadre du mode de production capitaliste. Comme nous le verrons il y a à dans le phénomène de l’aliénation une dimension d’approfondissement avec l’émergence du mode de production capitaliste moderne. Toutes les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’aliénation ; celle-ci, telle que nous venons de la décrire, ne concerne que la classe productive, le prolétariat. Ces questions feront l’objet de plus amples développements.

2.1            Extériorisation/Objectivation (Äuβerung )

La nature de la relation entre le sujet et l’objet peut être la source de graves malentendus si elle est comprise de manière métaphysique et non dialectique.

La pensée métaphysique fige les concepts et ne conçoit pas que des contraires puissent s’associer, se compléter, se transformer l’un dans l’autre. Elle aura donc tendance à faire du sujet d’un côté de l’objet de l’autre des réalités absolues qui s’opposent, sans prendre en compte leur mouvement de transformation réciproque. Mieux (ou pire), elle introduit (comme pour l’âme et le corps, le cerveau et les muscles) une hiérarchie entre les deux termes. Dans le mouvement communiste, parmi les courants de la gauche de la troisième internationale (dont les derniers résidus en totale déconfiture ont formé longtemps ce que l’on appelait le « milieu » ultra-gauche) et sous l’influence notamment de Lukàcs (auquel nous consacrerons une critique dans la suite de ce travail), le concept d’objet et d’objectivation sont devenus des repoussoirs.

La conscience petite bourgeoisie a l’habitude de vanter outre mesure le sujet comme étant la polarité positive du couple sujet/objet. Par antiphrase, l’objet représente la part mauvaise, négative, rendue synonyme de chose passive, dont seule compte la possession, en opposition à l’action qui serait, elle, l’apanage du sujet. Le côté péjoratif du terme objet est ainsi souligné, comme quand les féministes dénoncent le statut de « femme-objet », désignant par-là la transformation d’un être humain en objet passif, soumis à la décision et aux désirs d’autrui sans pouvoir se manifester comme sujet actif. Mais en littérature, dire qu’un être humain puisse être un « objet » de désir pour un autre être humain n’est pas péjoratif, c’est simplement que le sujet rencontre en face de lui un être objectif, donc réel.

Il découle de cette vision statique, métaphysique de la relation du sujet à l’objet que l’objet représente la part mauvaise, négative, péjorative de la relation. Dans cette vision, l’idée d’objectivation représente une chute, une perte de quelque chose, une transformation d’un côté actif, positif (le sujet), vers une face passive, négative (l’objet). En aucun cas, dans cette optique, on ne voit l’objectivation comme réalisation, c’est-à-dire accomplissement positif de l’être ; on ne voit pas non plus que, dialectiquement, cet accomplissement positif doit passer par un moment négatif qui est, par exemple, celui de la séparation. En créant par le travail, l’être humain extériorise sa force vitale, qu’il réalise en la projetant dans la transformation d’une matière brute ; la réalité ainsi produite ne représente pas pour autant une perte de soi, mais au contraire une réalisation de soi.

Dans la philosophie idéaliste, qui fait de la conscience le moteur de l’histoire, on envisage l’objectivation, en tant qu’extériorisation, manifestation de l’être humain, comme une perte, une déchéance. Ceci est notable dans la philosophie de Hegel, mais, chez Hegel, cette perte du sujet dans l’objet est jugée nécessaire ; elle est un moment de la vie du sujet, qui se perd ainsi pour mieux se retrouver. Hegel ne situe ce phénomène qu’au niveau de la conscience, de l’Idée. Encore faut-il distinguer ici deux niveaux d’abstraction différents auxquels se situe Hegel. Lorsqu’il évoque le mouvement général de la conscience, de l’Esprit, le passage par l’extériorisation avant le retour intériorisé du savoir absolu est vécu comme une perte, un moment négatif nécessaire avant que l’Esprit puisse se retrouver en lui-même. Mais par ailleurs, lorsqu’il évoque des éléments de la réalité concrète comme le travail, ou le rôle des organes corporels, comme la main, Hegel admet comme un élément nécessaire le fait que le travail soit une sortie de l’intériorisation et qu’un organe comme la main est là pour extérioriser ce que l’individu possède en lui-même, ce par quoi, effectivement, il se réalise[16].

La relation sujet/objet relève d’une dialectique qui ne met pas un des deux termes plus haut que l’autre mais souligne leur interrelation comme deux moments d’un même ensemble dont la dissociation est mutilante. Mettre, par exemple, le côté actif tout entier du côté du sujet, et faire de l’objet une chose passive, c’est ne pas voir que l’action ne s’exerce jamais « en l’air », de manière éthérée, mais toujours en relation à une matière objective, que celle-ci soit sensible ou non. De même, la relation entre le sujet et l’objet ne relève pas d’une polarité fixée une fois pour toutes ; l’être est tantôt sujet, tantôt objet selon les circonstances, quand il n’est pas les deux à la fois. Par exemple pour le médecin, le malade/sujet est un objet, et le médecin peut à son tour être malade.

Le matérialisme ne considère pas le phénomène d’objectivation en soi à la manière de l’idéalisme, comme une dégradation et une perte. Il en fait, au contraire, une caractéristique de l’accomplissement individuel et collectif et un caractère essentiel de l’espèce humaine, qui la différencie des autres espèces animales. L’objectivation est effectivement extériorisation, sans que ce dernier terme acquière un sens péjoratif, car c’est par elle que l’homme s’affirme vis-à-vis de la nature et acquiert par conséquent sa véritable nature humaine.

Mais Marx critique également la vision du matérialisme étroit qui ne voit dans l’objet que le produit, la chose, sans le relier à une pratique, à une activité productive qui est la vraie caractéristique de la relation de l’homme au monde. Ainsi la première des « Thèses sur Feuerbach » énonce :

« Le principal défaut de toute le matérialisme passé - y compris celui de Feuerbach - est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que praxis, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi le côté actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, - mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. » (in. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Editions sociales, 1970 p.87)

2.2           Objectivation (Vergegenständlichung)

Un autre terme allemand reçoit le plus souvent en français également la traduction d’objectivation. Il s’agit du terme Vergegenständlichung formé sur la racine Gegenstand, qui signifie objet.

L’acception de Vergegenständlichung est beaucoup plus concrète que celle de Äuβerung , car, pour le coup, il s’agit bien de la fabrication des objets matériels, là où, dans le premier sens, il y avait l’idée d’une objectivation générique, d’un mouvement général d’incarnation du sujet dans la réalité matérielle par le travail comme activité « générique », humaine, pour reprendre une expression de Marx dans les Manuscrits de 1844.

Lucien Sève propose comme traduction « objectal » (pour Gegenständlich) et « objectalisation » pour Vergegenständlichung. Or, comme nous l’avons dit, nous souhaitons limiter au maximum le pédantisme dans le choix des traductions, étant malgré tout entendu que le vocabulaire philosophique, est, par définition abstrait, voire abstrus. D’un autre côté, il est important ici de maintenir une distinction entre les deux sens d’objectivation, un sens concret immédiat, pour une action déterminée, et un sens historique général, pour désigner la relation entre l’être humain et son milieu environnant, ce que nous pouvons désigner, selon le contexte par « objectivation générique » et « objectivation matérielle ».

Le producteur agit sur la matière extérieure, il extériorise, objective, une production à travers son activité, son travail ; il y a une mine, on en extrait le minerai, il y a du fer, on en fait de la tôle, il y avait un arbre, on en a fait une table, il y avait des graines, on a du blé en herbe... Chacun de ces objets a pour particularité de contenir, au-delà de ses caractéristiques physiques, du travail humain dans une quantité déterminée. Il s’agit du travail dépensé immédiatement, mais aussi du travail accumulé. Que cet objet soit « extérieur » au corps organique qui l’a produit (notons que nous restons ici à l’échelle d’un travail individuel, de type artisanal ou artistique, et que les circonstances seront modifiées avec le développement du travailleur collectif dès l’origine du mode de production capitaliste, puis dans la manufacture et enfin dans la grande industrie) ne constitue évidemment pas un manque ; au contraire c’est une réalisation. Imaginons un artisan, un peintre, un sculpteur qui garde en lui la moitié du travail c’est-à-dire la moitié de son œuvre ; c’est ici qu’il y aurait frustration et non pas dans le fait d’avoir créé un objet physique extérieur. Autrement (outre le fait, premier, que des objets inachevés ne seraient d’aucune utilité, sinon artistique) nous serions dans une société de monades, une société solipsiste, ou aucun échange avec autrui ne serait possible. Or, il s’agit là d’une dimension essentielle du travail humain qui fait de l’homme une espèce sociale : il ne vit pas ni ne produit seulement pour lui-même en tant qu’individu, mais pour un autre dont sa vie dépend, de même que cet autre dépend de lui. L’objectivation, qu’elle aboutisse à un objet tangible ou à un service ne constitue donc pas, pour son producteur, un malheur, elle est au contraire, en tant que telle, inscrite dans la logique même de la production. Ce n’est pas ici qu’il faut trouver le secret de l’aliénation et de la souffrance qu’elle engendre, mais dans la nature du détachement et dans le renversement qui s’opère lorsque celui-ci a lieu dans certaines circonstances historiques et sociales.

Si l’on se place du point de vue de la longue histoire de l’humanité, la part de ce qui est matérialisé hors de l’activité humaine, comme trace, mais aussi comme moyen d’exercice de celle-ci, n’a cessé d’augmenter. Les tribus primitives ont pour tout équipement leurs abris, leurs armes, leurs pièces de vêtement et couvertures, des ustensiles quotidiens… La moindre bourgade aujourd’hui, dans les pays de développement capitaliste avancé, est reliée au reste du monde par un réseau d’infrastructures colossales qui lui amènent l’eau et l’électricité, les moyens de transport et les réseaux de communication. Du point de vue de l’appareil productif, non seulement les ensembles de machines, les matières premières... qu’utilisent l’ouvrier concentrent une masse de travail mort et de savoirs accumulés[17] importante, mais elles ne fonctionnent elles-mêmes que grâce à l’infrastructure productive que nous venons de mentionner.

Ce mouvement rend tout un chacun, chaque producteur, totalement dépendant de l’ensemble et des autres producteurs. Il est donc facteur de richesse sociale puisqu’il pousse au développement d’une communauté sociale interdépendante dont le salut face à la nature ne peut venir que d’une mise en marche consciente d’un mode d’organisation collectif. Mais le phénomène contradictoire vient du fait que toute cette masse de travail accumulée dans les moyens de production ne se présente pas seulement comme l’ensemble des conditions objectives sur la base desquelles le travail vivant peut se manifester (et se manifeste avec d’autant plus d’efficacité que cette base matérielle est déjà développée), mais, dans la société actuelle, comme capital.

On ne saurait donc considérer les conditions matérielles objectives de la production de manière « neutre » sans prendre en compte les formes sociales qu’elles revêtent – et notamment les formes de propriété qui encadrent les rapports de force concrets entre producteurs –. L’extériorisation/objectivation des forces productives individuelles et sociales ne devient problématique que lorsqu’elle s’exerce dans des conditions sociales où l’individu – et le groupe social – ont perdu la main, perdu le contrôle de leurs propres conditions d’existence, soit en raison de la prégnance de l’échange marchand dans le rapport social, soit – degré supplémentaire qui aboutit à l’aliénation proprement dite – parce qu’ils ont été séparés de leurs propres conditions objectives et subjectives[18] de la production.

 

2.3           L’aliénation/dessaisissement (Entfremdung/Entäuβerung )

Lorsque Marx aborde l’aliénation proprement dite, c’est avec le terme Entfremdung, dont nous avons vu qu’il implique la notion d’être rendu étranger (Fremd).

Le processus de production capitaliste est en même temps un processus de dépossession, où la force (puissance) de travail est soumise au capital qui la domine. Elle féconde le capital, l’anime, le dote d’une âme en relation avec son propre appauvrissement (c’est-à-dire la dépossession de sa réalisation en tant qu’être). Le travail objectivé fourni par le producteur vient l’affronter en retour, sous la forme d’une chose, sous la forme de capital, puissances qui lui sont étrangères et le dominent. L’objectivation de son travail se transforme en capital, en surcapital[19] ce qui aboutit à l’éloigner davantage de sa réalisation, à le déposséder, le dessaisir d’autant plus. Son travail, loin de contribuer à réaliser son être, produit une puissance étrangère et dominatrice (le capital sous ses diverses formes). De là découle le sentiment pesant de fatalité qui accable la société devant un être du capital qui apparaît tout puissant et dominateur.

 « L’être-pour-soi autonome de la valeur face à la puissance de travail vivante – et, du coup son existence en tant que capital – l’indifférence objective, tenant à soi, des conditions objectives du travail par rapport à la puissance de travail vivante, cette étrangeté, qui va jusqu’au point où ces conditions se présentent face à l’ouvrier en la personne du capitaliste (en tant que personnification possédant une volonté et un intérêt propres), cette dissociation, séparation absolues entre la propriété, c’est-à-dire les conditions de travail relevant du domaine des choses, et la puissance de travail vivante, le fait que ces conditions se mettent en face d’elles comme propriété d’autrui, comme la réalité d’une autre personne juridique, le domaine absolu de la volonté de cette personne – et que, par conséquent, le travail apparaît comme travail d’autrui par rapport à la valeur personnifiée en la personne du capitaliste ou par rapport aux conditions de travail – (…) cette séparation apparaît également comme produit du travail lui-même, comme passage au stade objectif, comme objectivation de ses propres moments.» (Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, Editions sociales 2011, traduction Jean-Pierre Lefebvre, p.413)

Dans le passage qui suit, écrit près de 15 ans après les Manuscrits de 1844 (Il s’agit des Fondements de la critique de l’économie politique, les Grundrisse), Marx écrit : « l’accent est mis non pas sur le fait d’être objectivé mais sur le fait d’être rendu étranger, aliéné, dessaisi, de ne pas appartenir au travailleur mais aux conditions de production personnifiées, c’est-à-dire sur l’appartenance au capital, de cette énorme puissance objective qui a dressé devant elle le travail social lui-même comme l’un de ses moments » (nous soulignons). Nous restituons ci-dessous le passage tout entier :

« Le fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions objectives du travail, le travail objectivé doivent croître par rapport au travail vivant (…) apparaît du point de vue du capital non pas de telle sorte que l’un des moments de l’activité sociale – le travail objectif – devienne le corps de plus en plus puissant de l’autre moment, du travail subjectif, vivant, mais au contraire – et ceci est important pour le travail salarié – que les conditions objectives du travail acquièrent, face au travail vivant, une autonomie de plus en plus gigantesque, qui se manifeste par leur extension même, et que la richesse sociale se présente face au travail comme puissance étrangère et dominatrice dans des proportions de plus en plus fortes. L’accent est mis non pas sur le fait d’être objectivé [Vergegenständlichtsein] mais sur le fait d’être rendu étranger, aliéné, dessaisi[20], de ne pas appartenir au travailleur mais aux conditions de production personnifiées, c’est-à-dire sur l’appartenance au capital, de cette énorme puissance objective qui a dressé devant elle le travail social lui-même comme l’un de ses moments. Dans la mesure où, du point de vue du capital et du travail salarié, la production de ce corps objectif de l’activité a lieu en opposition à la puissance de travail immédiate – où ce procès d’objectivation apparait en fait comme procès d’aliénation[21] du point de vue du travail ou d’appropriation du travail d’autrui du point de vue du capital -, cette distorsion et inversion est effective, et non pas simplement pensée, simple vue de l’esprit chez les travailleurs et les capitalistes. » (Marx, Manuscrits de 1857-58, Editions sociales, 2011, p.791).

Le caractère despotique du capital apparaît ici pleinement dans la dernière partie de la phrase où l’on voit que le capital englobe le travail social, celui qu’il exploite, « comme un de ses moments ». Dans le cycle de la production, le prolétaire ne produit pas seulement les marchandises qu’on lui a demandé de produire (et la valeur et la plus-value qu’elles contiennent) : il reproduit aussi le capital et produit et reproduit le rapport social tout entier. Il est donc l’artisan de sa propre aliénation, mais cela se fait de manière inconsciente et mystifiée, car c’est totalement intégré au rapport social capitaliste : produire, pour le prolétaire, ce n’est pas s’objectiver (Selbstvergegenständlichen) c’est, obligatoirement s’aliéner. Ainsi, même s’il existe une nuance entre le dessaisissement et l’aliénation, les deux participent d’un même mouvement, dès lors qu’on se situe dans le rapport social capitaliste : ce dont le prolétaire se trouve dessaisi vient l’affronter comme objet étranger, comme capital. C’est donc en produisant et reproduisant le rapport social capitaliste, que le prolétariat produit, reproduit et élargit sa propre condition de classe aliénée[22].

2.4           Le modèle de la critique de la religion

Marx a énoncé très tôt que « la critique de la religion est la condition de toute critique ». Il a ensuite (cf. L’introduction à la critique de l’économie politique de 1859), retracé son propre cheminement théorique en montrant comment il était en quelque sorte « remonté » de la critique de la religion en tant que phénomène idéologique, à ses racines matérielles, en aboutissant à la critique de l’économie politique[23].

Déjà dans sa critique de l’état et de la politique, Marx utilise le modèle de la religion pour montrer que l’illusion politique, tout comme la religion, met le monde à l’envers : l’état joue, vis-à-vis de la société civile, le même rôle que le ciel vis-à-vis de la terre dans la religion ; la conscience humaine prend cette réalité renversée pour le fondement et la réalité concrète pour le produit : Dieu a créé le ciel et la terre, Dieu a créé l’homme à son image...

Marx a recours à ce modèle de l’aliénation religieuse à plusieurs reprises pour expliquer sa conception de l’aliénation[24].

« Dans la production matérielle, véritable processus de la vie sociale – qui n’est autre que le processus de production – nous avons exactement le même rapport que celui qui se présente, dans le domaine idéologique, dans la religion : le sujet transformé en objet, et vice versa » (Marx, Matériaux pour l’économie, Pléiade, T.2, p.419 – souligné par nous)

Au-delà de l’analogie, il y a une dimension plus riche, dialectique; il ne s’agit pas seulement de dire que l’aliénation fonctionne « comme » la religion, mais aussi et surtout que le phénomène de l’aliénation place l’individu dans la même condition d’assujettissement et de déperdition de soi que le phénomène religieux. La réalité sociale, matérielle, économique, donc la plus profane qui soit est enrobée de mystère, ne se laisse pas saisir immédiatement et donc fait l’objet d’un voile mystique, fantastique, comme dans le cas de la religion.

Tout comme l’expression religieuse elle-même a une histoire, depuis les représentations grossières des tribus primitives qui divinisent les éléments de la nature, jusqu’à l’expression des religions du livre, le renversement qui s’opère dans l’esprit des individus par rapport aux phénomènes qui les impactent au sein de la sphère marchande atteint une plus grande intensité au fur et à mesure que cette dernière se développe et envahit toute la sphère de la vie sociale.

Ainsi, dès l’apparition de la production marchande, il se produit une transformation fantastique de relations humaines simples, qui apparaissent sous une forme compliquée et mystérieuse, comme Marx l’explique dans le chapitre du Livre I du Capital consacré au « caractère fétiche de la marchandise[25] ». Marx y analyse la forme valeur et précise :

« Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » Marx, Le Capital, Livre 1, 1,1, Trad. Roy, Garnier-Flammarion, 1969, p.69

Renversant la formule biblique, Feuerbach affirmait que « L’homme a créé Dieu à son image ». De même Marx affirme, dans sa critique de Hegel : « Voici le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme »[26]. Les origines de la religion se trouvent effectivement dans la faiblesse que l’homme ressent par rapport à la nature et l’environnement hostile qu’elle représente. Il lui faut projeter sous la forme de créatures extraordinaires ou de puissances étrangères qui le dominent ce sentiment d’effroi et de faiblesse par rapport à la nature environnante. Mais une fois ainsi « créés » par l’homme, ces Dieux acquièrent une existence réelle dans l’idéologie ; ces fétiches sont eux-mêmes doués de pouvoir dès lors que les idéologies qui les servent, les religions, sont capables d’orienter l’action humaine en fonction de préceptes, de commandements, d’obligations auxquels se soumettent volontairement les fidèles mais aussi, selon les circonstances historiques, auxquels se trouve soumis l’ensemble de la société. Cette présence « réelle » des Dieux, celle qui fait dire à Marx que « L’apollon de Delphes » était « une puissance réelle dans la vie des Grecs »[27] est importante car elle montre que l’idéologie est une force matérielle, ce qui signifie, notamment, qu’on ne lutte pas contre des idées seulement avec des idées, mais en transformant les conditions matérielles qui permettent à ces idées de s’exprimer. Il en découle que la lutte contre la religion ne consiste pas à persécuter les croyants qui sont abusés par ces représentations, ni à penser qu’il suffirait d’une propagande juste pour s’y opposer, mais à détruire la base matérielle qui sert de fondements à ces dernières.

Comme nous le verrons plus en détail dans les articles suivants, dans l’aliénation le capital se présente comme une créature autonome, douée de vie, qui domine les individus qui lui sont assujettis, sans que ceux-ci soient capables, spontanément, de comprendre qu’ils sont vis-à-vis de lui dans le même rapport que le croyant à son Dieu. Le capital, comme valeur se valorisant, n’existe que parce que le travail vivant se dépense au service de ce capital pour l’engrosser ; mais par le même type de renversement que celui qui fait croire à l’existence de forces supra-humaines de nature divine, c’est le contraire qui se manifeste dans la réalité et se reflète dans la conscience des agents : le capital paraît engendrer lui-même la valeur et se présente comme un être productif.

Le prolétaire se trouve, vis-à-vis du capital, dans le même éloignement et le même état d’aliénation que l’homme se trouve face à Dieu dans la religion.

« De la même façon que dans la religion l’être humain est dominé par une fabrication de son propre cerveau, dans la production capitaliste il est dominé par une fabrication de sa propre main. » (Marx, le capital, livre I, œuvres, Gallimard, Pléiade vol.1 p.724)[28]

3.           Le concept marxiste de l’aliénation

Le concept d’aliénation ne constitue aucunement, comme nous l’avons déjà dit, une simple réminiscence hégélienne, idéaliste, “pré-scientifique” comme le prétend Althusser, qui voit la science de façon absolument positiviste et non comme un processus constant d’approfondissement des concepts pour s’approcher toujours plus de la compréhension de la réalité. On le retrouve tout au long des écrits de Marx et Engels, avec un sens affiné, renforcé, rendu plus scientifique (au sens que nous venons d’évoquer) par l’approfondissement de la théorie et de la méthode. Il y a donc bien continuité, mais en même temps approfondissement

Le thème de l’aliénation est très présent dans les « Manuscrits parisiens », dits « Manuscrits de 1844 ». Nous écartons de cette étude les passages où Marx emploie le mot aliénation dans son sens [1] (économique) pour signifier la cession d’un bien (une propriété par exemple) à autrui. Toute une partie des Manuscrits de 1844 (une soixantaine de pages dans l’édition 10/18) est consacrée au travail aliéné. Il serait cependant totalement erroné d’en faire un concept exclusif des « œuvres de jeunesse ». Si les éléments fondateurs de la théorie de l’aliénation se trouvent bien dans les Manuscrits de 1844, ils sont ensuite consolidés, affinés développés dans les travaux ultérieurs. On trouve des passages très importants dans les Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse [29], et dans Le Capital[30].

C'est une erreur de cantonner l'aliénation à une dimension idéologique - ou pire, psychologique -, à un "sentiment" qui toucherait les individus indépendamment de leur place dans les rapports de production. Comme on le verra les classes sociales sont affectées de façon différente par ce phénomène qui touche en premier lieu et intégralement le prolétariat. L'aliénation trouve ses bases matérielles dans une série de phénomènes concrets qui apparaissent historiquement avec le mode de production capitaliste et dont les effets s'approfondissent avec le développement de celui-ci et notamment de la soumission réelle du travail au capital.

Nous détaillons les trois conditions matérielles qui forment le socle sur lequel se développe l'aliénation : la séparation du travailler d'avec les conditions et moyens de production, d'avec le produit de son activité et d'avec son activité elle-même.

 

a)                 La séparation du travailleur et des moyens de production.

Le socle, la base matérielle pour que se développe pleinement l’aliénation est donné par la séparation du travailleur des moyens de production, qui se produit avec l’apparition du mode de production capitaliste. Ce dernier n’est en effet rendu possible que lorsque commence à exister une grande masse d'hommes "libres" qui a été séparée physiquement et surtout socialement des moyens de production : la terre, les instruments de travail... En face, cette force de travail disponible rencontre à nouveau des conditions de production, objectives et subjectives, qui sont devenues du capital.

« Le producteur immédiat, le travailleur, ne pouvait disposer de sa personne qu’une fois qu’il avait cessé d’être attaché à la glèbe et d’être asservi ou inféodé à une autre personne.  Pour devenir libre vendeur de force de travail, portant sa marchandise partout où elle trouve un marché, il fallait en outre qu’il se soit dégagé de la domination des corporations, de leurs réglementations sur l’apprentissage et le compagnonnage, et des entraves des prescriptions qu’elles imposaient au travail. Le mouvement historique qui transforme les producteurs en ouvriers salariés apparaît ainsi, d’un côté, comme leur affranchissement de la servitude et de la loi des corporations, et c’est ce côté seul que retiennent nos historiographes bourgeois. Mais, de l’autre côté, ces affranchis de fraîche date ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties qu’offraient pour leur existence offertes les anciennes institutions féodales. Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » (Marx, Capital Livre I, chap. XXVI, Trad. Lefebvre, PUF, 1993, p.805)

Nous verrons dans le détail, dans la suite de ce travail, ce qui se noue de particulier dans cette relation antagonique qui oppose le prolétaire à ses propres conditions de travail, là où les communautés, ou plus tard l’artisan ou le paysan étaient possesseurs de leurs outils et de leurs conditions générales de production. L’esclave, au contraire, faisait lui-même partie des conditions de production, il était, pour son propriétaire, un instrument. Le travailleur « libre » est, lui, entièrement détaché de ces moyens de production (objectifs et subjectifs, c’est-à-dire les outils et instruments, les matières premières, les moyens de subsistance dont il a besoin pour vivre pendant le cycle productif), ce qui constitue une première forme de mutilation et de déperdition dans l’acte fondamental de production et de reproduction de la vie sociale qui caractérise le travail humain[31].

Il ne faut cependant pas en rester ici à une vision purement matérielle de cette séparation. Le fait que l’artisan possède ses outils, qu’il y soit attaché, qu’il les répare et les entretienne lui-même est à mettre en regard non pas avec le fait que ces mêmes outils, à un moment donné, lui soient fournis par autrui (d’autant plus que dans le travail manufacturier, dans le cadre de la soumission formelle du travail au capital, le procès de travail et les procédés techniques restent inchangés), mais avec le fait que ces outils – tout comme les locaux de travail – sont désormais devenus du capital. C’est donc d’une question sociale et non technique qu’il s’agit ici. En perdant la possession et donc la maîtrise des instruments de travail, le prolétaire perd plus qu’une série d’objets qui lui appartenaient auparavant, il perd son autonomie, ce n’est plus lui qui domine ses moyens de travail, ce sont eux, à l’inverse, qui l’asservissent, au sein du rapport social capitaliste. Comme nous le verrons plus en détail, cet asservissement n’est pas seulement donné au départ, avec l’avènement du mode de production capitaliste, il est produit et reproduit en permanence à travers l’exploitation du prolétariat. En effet, étant donné que le capital, sous toutes ses formes, n'est lui-même que du travail cristallisé et accumulé, c'est bien son propre travail passé que le prolétaire rencontre en face de lui comme une force qui lui est devenue étrangère (entfremdet) et hostile. De ce point de vue, le prolétariat produit lui-même les conditions de sa propre aliénation, laquelle ne peut être vaincue que lorsque sera brisé le rapport social capitaliste lui-même.

La séparation du travailleur d’avec les moyens de production est un événement premier, au sens historique, car il constitue un préalable, et aussi dans la mesure où il constitue un socle, un renversement initial, fondateur, dont va découler toute la réalité inversée qui est caractéristique de l’aliénation : l’objet apparaît comme sujet, le mort apparaît comme vivant, la chose passive semble  s’animer. Cette séparation est reproduite constamment par le rapport social capitaliste lui-même, le travail du prolétaire venant constamment nourrir, en face de lui, cette puissance qui lui est étrangère, le capital.

« La production de capitalistes et de travailleurs salariés est donc un produit principal du procès de valorisation du capital. L’économie ordinaire, qui n’a d’yeux que pour les choses produites, l’oublie complètement. » (Marx. Grundrisse, 2011 p.473)

Or, dans le rapport social capitaliste, la relation entre travail vivant et travail mort, entre subjectivité du travailleur et objectivité des conditions de production est complètement mise sur la tête.

Toujours dans les Grundrisse, Marx affirme ceci : dans le procès de travail capitaliste « le travail fixé dans un objet est posé tout à la fois comme non-objectivité du travailleur, objectivité d’une subjectivité opposée au travailleur, et propriété d’une volonté qui lui est étrangère. (…) Le concept de capital pose que les conditions objectives du travail – et celles-ci sont le propre produit du travail – acquièrent une personnalité face au travail, ou encore, ce qui est la même chose, qu’elles soient posées comme une propriété d’une personnalité étrangère au travailleur. Dans le concept de capital, il y a le capitaliste. » (Grundrisse, Editions sociales 2011, p.473)

La séparation, par conséquent, n’est pas simplement une « injustice », un préjudice juridique qui pourrait se résoudre dans un meilleur équilibre entre les forces en présence, grâce à la « participation » ou à la collaboration entre le capital et le travail comme le veut le réformisme. Elle est au cœur de l’exploitation et de l’aliénation qui frappe le travailleur. Elle est la condition pour que cette exploitation perdure et se renforce sans cesse, car elle ne touche pas seulement les conditions objectives de la production, en ce qu’elles servent à créer le produit du travail, mais elle englobe toute la production, tout ce qui fait le produit du travail opéré par la classe productive.

b) L’aliénation du travailleur par rapport au produit de son travail

En abordant cette question dès 1844, Marx met le doigt sur un fait essentiel : comme nous l’avons déjà rappelé, ce n’est pas en soi l’objectivation qui constitue une perte pour l’ouvrier, mais le fait que cette objectivation s’effectue dans le cadre d’un rapport social fondé sur la séparation du producteur d’avec ses moyens de production. Dans les formes de production communautaires, le travailleur (collectif) n’est pas séparé des conditions objectives et subjectives de la production. Dans les formes esclavagistes, le travailleur en tant qu’esclave forme lui-même partie de ces conditions objectives de la production. Dans le régime de la petite propriété, le paysan ou l’artisan propriétaire de ses outils ou de la terre maîtrise, mais à titre individuel, ses outils de production, sachant qu’il dépend du marché, de l’échange, pour pouvoir transformer ce qu’il a produit en argent. Dans le mode de production capitaliste, il y a séparation complète entre le prolétaire, qui est un sans-réserve, et ses moyens de production (le capital) et de subsistance, que le premier trouve tout prêt en face de lui, comme une puissance étrangère.

N'étant plus maître de son processus de production, le prolétaire ne l’est pas non plus de son produit. Le producteur individuel avait comme besoin de réaliser par l’échange (c’est-à-dire aussi d’accomplir socialement son activité) la marchandise une fois produite pour pouvoir subvenir à ses besoins. Le prolétaire ne fait que réaliser un produit, dont il est dessaisi. Mais ce rapport de dessaisissement vis-à-vis du produit ne doit pas être vu de façon singulière, en considérant seulement l’objet individuel sorti du processus de travail singulier qui implique l’ouvrier individuel. Ceci correspond à la vision petite-bourgeoise qui ne peut pas dépasser en pensée le modèle artisanal. Ce que l’ouvrier, en tant que producteur, produit, c’est bien plus qu’un objet, c’est un monde d’objets, un ensemble d’éléments artificiels que Marx assimile par ailleurs, au monde extérieur, au monde naturel.

Mais, à son tour, que devient ce que le prolétaire a produit au cours du cycle de production pour lequel il a été employé ? C’est tout le produit social créé par la classe prolétarienne qui lui échappe et se mue en son contraire sous la forme de capital. Ce sont toutes les marchandises, aussi bien celles qui sont destinées à fournir ce que Marx appelle les conditions objectives de la production (le capital constant, fixe et circulant : machines, matières premières…) mais aussi les conditions subjectives c’est-à-dire les moyens de consommation destinés au prolétaire.

Ainsi la question dépasse-t-elle largement l’aspect (qui pouvait encore paraître dominant dans les Manuscrits de 1844)[32], de la séparation du travailleur individuel, d’avec son produit singulier (j’ai produit une table, mais je dois m’en séparer pour la vendre pour pouvoir acheter des chaussures qui est mon véritable besoin du moment) ; il s’agit de la séparation de toute une masse d’hommes d’avec l’ensemble de ses conditions de production et de reproduction, aussi bien objectives (les moyens pour produire) que subjectives (les moyens pour se reproduire).

C’est de tout le produit social, transformé en capital, que le prolétariat se trouve séparé. Dans le texte connu comme “Le chapitre inédit du Capital” (1861-1865), Marx écrit encore :

“...l’ouvrier est obligé de vendre sa propre force de travail comme marchandise parce qu’en face de lui se trouvent tous les moyens de production, toutes les conditions matérielles du travail aussi bien que tous les moyens de vivre, argent, moyens de production, et moyens de subsistance, - bref, parce que toute la richesse matérielle fait face à l’ouvrier comme propriété des possesseurs de marchandises. L’ouvrier travaille comme non-propriétaire et les conditions de son travail lui font face comme propriété étrangère.”

(Marx, Matériaux pour l'Économie, in Œuvres, T.2, Pléiade, trad. Rubel, p.429)

On ne répétera jamais assez que le capital variable, comme le capital constant est du capital avancé[33] c’est-à-dire que l’être étranger que le prolétariat affronte est déjà lui-même le produit de son propre travail passé. Peu importe qu’individuellement le travailleur se retrouve dans un rapport neuf par rapport à ses conditions objectives et subjectives de production, en tant que classe, le prolétariat affronte, à travers le capital, ce que lui-même a produit et qui s’est transmué en une puissance étrangère et hostile.

Le problème n’est donc pas tant que l’objet produit immédiatement se sépare de son producteur, sous forme de marchandise (ceci est déjà vrai lorsque la production a pour but l’échange et non la satisfaction des besoins individuels) mais qu’il le fasse sous forme de capital (la marchandise capital) et que la valeur produite aille s’incarner, tous modes confondus - conditions objectives et subjectives - en face du producteur dans une forme qui le domine, la forme du capital.

c) L’aliénation du travailleur par rapport à son activité, au travail lui-même

Au-delà des conditions de production (a), du produit du travail (b), c’est l’acte de produire, l’activité même, le travail (en tant qu’activité générique, spécifiquement humaine de transformation de la nature et de l’homme lui-même) qui lui devient étrangère[34]. L’aliénation, par conséquent est consubstantielle au processus de travail lui-même. Dans les termes du « Capital » nous dirons que l’aliénation ne prend pas naissance dans la sphère de la circulation (là où les produits se détachent de leurs producteurs pour s’échanger entre eux), mais dans la sphère de la production (là où la force de travail façonne la matière extérieure pour la transformer et en faire des marchandises).

« Par l’échange avec le travailleur, le capital s’est approprié le travail lui-même ; celui-ci est devenu un de ses moments, qui agit comme vie fécondante sur l’objectivité du capital qui ne fait qu’exister et qui est donc une objectivité morte. » (Marx. Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, Editions sociales, 2011, p.258)

Nous retrouvons donc encore une fois ce constat important : le fait que l’aliénation se présente, pour le prolétaire, non comme un état (zustand), mais comme le résultat d’une activité, d’une pratique qui est celle de la production et de la reproduction de la réalité sociale[35]. Marx élabore, notamment dans la Critique de l’économie politique (1859) et le Capital (1867) la théorie du double caractère du travail (producteur de valeur d’usage et de valeur d’échange) et de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange). Dans sa facette de production de valeur d’usage, le travail est une activité humaine essentielle, qui participe de la transformation de la nature et constitue donc une activité anthropologique fondamentale ; mais dans sa facette de production de valeur d’échange, le travail salarié (donc une catégorie spécifique du mode de production capitaliste) est une activité contrainte, qui prend la forme de l’échange de la force de travail contre un salaire et aboutit à produire et reproduire les conditions de sa propre exploitation. Ainsi, dans le mode de production capitaliste, au cours d’un même processus, qui est la période pendant laquelle le producteur est en activité, celui-ci accomplit donc une tâche caractéristique de son appartenance à l’espèce humaine qui se retourne contre lui-même en renforçant les conditions de son exploitation.

Dans les écrits de la “maturité” Marx et Engels vont apporter une dimension plus concrète, plus ancrée historiquement de cette séparation du producteur d’avec son activité, notamment en étudiant de très près le phénomène du machinisme et en montrant comment celui-ci est enrôlé par le capital.

“Dans toute production capitaliste en tant qu’elle ne crée pas seulement des choses utiles, mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l’ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c’est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui pompe sa force vivante.” (Marx, Capital Livre I, Editions sociales, trad. Roy révisée par Marx, Vol.3, 1973, p.105)

Qu’on ne s’y trompe pas (nous y reviendrons dans un chapitre de ce travail spécialement dédié à la relation entre technique et aliénation), la domination exercée ici par la machine n’est pas technique, elle est sociale ; ce en quoi les luddites ou les canuts se trompaient lorsqu’ils détruisaient les machines, car ils ne s’en prenaient pas, de fait, au rapport social qui se trouve derrière[36].

Avec le machinisme, donc les formes les plus modernes de la production capitaliste la domination sur le travailleur atteint son paroxysme.

“Réduite à une simple abstraction d’activité, l’activité de l’ouvrier est déterminée et réglée de tous côtés par le mouvement de la machinerie et non l’inverse. (...) Dans la production mécanisée, l’appropriation du travail vivant par le travail objectivé, - appropriation qui tient au concept même de capital, est posée comme caractère du procès de production lui-même, y compris sous le rapport de ses éléments matériels et de son mouvement matériel. Le procès de production a cessé d’être procès de travail au sens où le travail considéré comme l’unité qui le domine serait le moment qui détermine le reste. Le travail n’apparaît au contraire que comme organe conscient, placé en de nombreux points du système mécanique, dans des ouvriers vivants pris un à un ; dispersé, subsumé sous le procès global de la machinerie elle-même, n’étant lui-même qu’une pièce du système, système dont l’unité existe, non dans les ouvriers vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui apparaît face à l’activité isolée insignifiante de cet ouvrier comme un organisme lui imposant sa violence.” (Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, Editions sociales, 2011, p.653)

Pour caractériser l’activité productive en soi, l’activité créatrice caractéristique de l’espèce humaine, le processus de travail, Marx explique que cette activité - quelle que soit par ailleurs la forme sociale qu’elle revêt historiquement et l’évolution des procédés techniques -  se fonde, de manière constante, sur trois éléments principaux : le matériau à travailler, le moyen de travail, et le travailleur lui-même, facteur subjectif et agissant. C’est tout cet ensemble qui est rendu étranger lorsque cette activité vitale s’exerce dans le cadre des rapports sociaux capitalistes[37]. Marx dit que ces « conditions réelles du travail vivant (…) (à savoir, matériau où il doit se valoriser, instrument au moyen duquel il doit se valoriser et moyens de subsistance avec lesquels il faut attiser la flamme de la puissance de travail vivante pour qu’elle travaille et ne s’éteigne pas, et qui apportent les substances nécessaires à son procès vital) » (…) que ces conditions réelles, « sont posées comme des existences étrangères et autonomes – ou comme mode d’existence d’une personne étrangère, comme des valeurs qui, face à la puissance de travail vivante (elle-même isolée et subjective par rapport à ces valeurs) tiennent à elles-mêmes, sont des valeurs pour soi et donc des valeurs qui constituent de la richesse étrangère à la puissance de travail, la richesse du capitaliste ». (id. p.422-423)

Nous voyons donc bien ici à quel point l’aliénation dont souffre le travailleur, le prolétaire, est totale et le dépouille entièrement de son activité. La déperdition n’est pas seulement celle du produit ou des conditions de production, c’est une déperdition vis-à-vis de l’activité elle-même. L’activité productive, le travail, qui devrait être accomplissement de soi devient une perte, un fardeau un supplice.

« Et le travail vivant lui-même apparaît comme étranger face à la puissance vivante dont il est pourtant le travail, dont il exprime la vie propre, puisqu’il est cédé au capital contre du travail objectivé, contre le produit même du travail. La puissance de travail se comporte à l’égard du travail vivant comme à l’égard d’un étranger, et, si le capital voulait la payer sans la faire travailler, elle accepterait parfaitement ce marché. » (id. p.423)[38]

Notons bien la dernière phrase de la citation qui précède, contre tous les moralismes qui accablent le prolétaire exclu du processus productif, le chômeur, le non-travailleur comme des individus mutilés, séparés de l’activité « normale » qu’ils doivent effectuer pour la société, alors qu’au contraire c’est cette activité elle-même qui constitue un fardeau. A l’inverse, l’aide sociale est vilipendée, d’un point de vue bourgeois, comme une incitation à la paresse. Du fait que le travail vivant est une « simple valeur d’usage en face du capital, il apparaît « comme un simple moyen de valoriser le travail objectivé, mort, pour imprégner ce travail objectivé d’une âme vivifiante et pour perdre son âme propre au profit de celui-ci (avec pour résultat le fait d’avoir produit la richesse créée comme richesse d’autrui, et de n’avoir produit pour lui-même que l’indigence de la puissance de travail vivante). » (Grundrisse, Ed. Sociales, 2011, p.422)

Marx souligne encore un degré complémentaire par rapport à l’activité du prolétaire, qui est celui de l’aliénation comme négation, déréalisation de soi en tant qu’être humain. Nous pouvons le lire dans les Grundrisse, qui font ici écho à ce qui était déjà exprimé dans les Manuscrits de 1844, dans un langage qui empruntait encore à l’anthropologie de Feuerbach.

Dans ce passage des Grundrisse, Marx commence par rappeler ce que produit le renversement qui a lieu au sein de l’acte productif :

« Apparaît également comme produit du travail le fait que son produit apparaisse comme propriété d’autrui, comme mode d’existence autonome face au travail vivant, comme valeur-pour-soi – que le produit du travail, le travail objectivé, soit doté par le travail vivant lui-même d’une âme propre et qu’il se fixe en face de lui comme puissance étrangère. » (id. p.415)

Nous retrouvons là un argument sur lequel nous avons déjà insisté et qui est présenté par Marx dans de très nombreux passages.

La suite apporte une dimension supplémentaire :

« Du point de vue du travail, son activité apparaît donc dans le procès de production de la manière suivante : il se défait de sa réalisation de soi dans des conditions objectives comme d’une réalité étrangère et se pose donc lui-même comme puissance de travail sans substance, simplement indigente, face à cette réalité qui lui est rendue étrangère et qui n’appartient pas à lui, mais à d’autres ; il pose donc sa propre réalité comme soi-même non pas comme être-pour-soi, mais comme simple être-pour-autre-chose et donc, en même temps, comme simple être-autrement ou être de l’autre. Ce procès de réalisation (Verwirklichung) du travail est tout autant son procès de déréalisation (Entwirklichung). » (id. p.415)[39]

L’aliénation liée à l’exploitation du prolétaire aboutit à une véritable perte de soi, en tant qu’être humain, mais cette perte de soi ne se limite pas à une déchéance individuelle, elle est perte de l’être humain, perte de la qualité qui fonde l’humain et qui est celle de se réaliser à travers l’activité productive, l’activité de transformation de la nature au moyen du travail.

Dans le passage très dialectique qui suit, on retrouve une argumentation qui était déjà celle des Manuscrits de 1844 sur la perte de l’être générique[40] :

« Il (le travailleur NdR) se pose objectivement, mais il pose son objectivité comme son propre non-être ou comme l’être de son non-être : du capital. Il retourne en lui-même en tant que simple possibilité de poser de la valeur, que possibilité de valorisation : car toute la richesse effective, le monde de la valeur effective, et, en même temps, les conditions réelles de sa propre effectuation sont posées en face d’elle comme des existences autonomes. Ce sont les possibilités reposant au sein même du travail vivant qui, à la suite du procès de production, existent effectivement en-dehors de lui mais comme des réalités effectives qui lui sont étrangères, qui constituent la richesse par opposition à lui-même » (id. p.415)

Nous aurons l’occasion de revenir dans des textes ultérieurs sur ce que signifie ce renversement profond de l’être générique de l’homme.

4.        Conclusion

Toutes ces questions, pour complexes qu’elles soient, sont bien loin de ne constituer qu’une discussion « philosophique », sans répercussions concrètes sur la vie du prolétariat et surtout sur sa lutte. Voici comment le Manifeste du parti communiste de 1848, en des mots simples, dans la partie 2 (« Prolétaires et communistes »), résume tout l’enjeu de l’antagonisme entre capital et travail, antagonisme qui ne peut se résoudre que par l’abolition de la propriété privée :

« Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire, crée pour lui de la propriété ? Nullement. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s'accroître qu'à la condition de produire encore et encore du travail salarié, afin de l'exploiter de nouveau. Dans sa forme présente, la propriété se meut entre ces deux termes antinomiques ; le Capital et le Travail. Examinons les deux termes de cette antinomie.

Etre capitaliste, c'est occuper non seulement une position purement personnelle, mais encore une position sociale dans la production. Le capital est un produit collectif : il ne peut être mis en mouvement que par l'activité en commun de beaucoup d'individus, et même, en dernière analyse, que par l'activité en commun de tous les individus, de toute la société.

Le capital n'est donc pas une puissance personnelle ; c'est une puissance sociale.

Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune appartenant à tous les membres de la société, ce n'est pas une propriété personnelle qui se change en propriété commune. Seul le caractère social de la propriété change. Il perd son caractère de classe. » (Marx, Engels, Le manifeste du parti communiste, Editions sociales, 1983, p.p. 52-53)

On y voit très clairement : que le prolétariat, par son activité qui se renverse en son contraire, nourrit et reconstitue l’être qui l’exploite ; que cet être, personnifié par le capitaliste, est une puissance sociale ; que dans son développement antagonique, le rapport social capitaliste crée les conditions pour une socialisation des moyens de production, pour l’abolition de la propriété privée et pour une société sans classes.

La sortie de l’aliénation est bien une question POLITIQUE : c’est celle de la révolution prolétarienne.



[1] On peut remarquer que le monde de l’édition française aura attendu 2008 pour lancer le chantier d’une édition des œuvres complètes comparable au MEGA (Marx Engels Gesamt Ausgabe) allemand, le projet GEME (Grande Édition des Œuvres de Marx et Engels en français Cf. http://chrhc.revues.org/880).

[2] « Le travail que me donne la révision de la traduction proprement dite est inouï. J'aurais sans doute moins de mal, si j'avais moi-même fait d'emblée tout le travail. Et malgré tout, ce genre de réparation bricolée laisse toujours un résultat saboté » (cité par Jean-Pierre Lefebvre dans la préface à l’édition du Capital chez PUF, 2009, p. XLI)

[3] 2012. Disponible sur notre site www.robingoodfellow.info

[4] Nous mettons le terme ici entre guillemets, car, comme nous le verrons et contrairement à une tradition répandue dans l’ultra-gauche, d’une part il est un synonyme abscons de chosification et d’autre part, Marx, dans la grande majorité des cas, ne l’emploie pas seul ; l’expression juste et complète est « personnification des choses et chosification des rapports de production » (Personifizierung der Sachen und Versachlichung der Produktionsverhältnisse) ou plus rapidement exprimé « personnification des choses et chosification des personnes » (Personifizierung der Sache und Versachlichung der Personen).

[5] « Le terme « aliénation » (« entfremdung ») et ses dérivés au début de la section B du chapitre 6 de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel » (HABER Stéphane, Philosophique, 12, 2009 pp.5-36)

[6] Le double ss en allemand s’écrit traditionnellement β. Ainsi les termes cités peuvent se lire « Äusserung et Entäusserung ».

[7] Jean-Pierre Lefebvre a dirigé la traduction du Livre I du Capital, d’après la quatrième édition allemande, aux PUF. On ne trouve pas dans le livre I d’occurrence de Entfremdung mais les formes verbales déclinées comme entfremdet, traduite – justement, à notre sens – par « rendu étranger ».

[8] Qui reprend ainsi un raisonnement d’Hyppolite.

[9] A partir de succès cinématographiques, la science-fiction a fait du terme « Alien » un équivalent d’étranger à l’espèce humaine (être extra-terrestre) dans le langage courant.

[10] Fromm Erich, La conception de l’homme chez Marx, Payot, 2010

[11] Dans Ontologie de l’étre social. L’idéologie, l’aliénation, Delga, 2012

[12] Compte tenu de l’importance de Lukàcs sur la question de la « réification », nous consacrerons un chapitre spécifique à sa critique dans la suite de ce travail.

[13] “la bourgeoisie a appris qu’elle ne parviendrait jamais à dominer politiquement et socialement la nation, autrement qu’avec l’aide de la classe ouvrière.” (Préface de 1892 à la réédition de “La situation de la classe laborieuse en Angleterre”, Éditions sociale, p. 393)

 

[14] Dans son cynisme, la bourgeoisie n’hésite pas à revendiquer elle-même l’accaparement du temps libre pour empêcher l’individu de penser, grâce aux dites « industries culturelles ». On se souvient qu’un des dirigeants de la chaîne de télévision française TF1 se vantait de vendre aux publicitaires du « temps de cerveau disponible ».

[15] Marx s’exprime très clairement là-dessus dans les Grundrisse :

« Dans l’économie bourgeoise (…) cette complète élaboration de l’intériorité humaine apparaît au contraire comme un complet évidage, cette objectivation universelle, comme totale aliénation, et le renversement de toutes les fins déterminées et unilatérales, comme le sacrifice de la fin en soi à une fin tout à fait extérieure. C’est pourquoi, d’une part, le puéril monde antique apparaît comme le plus élevé des deux. Et d’autre part il l’est effectivement dans tous les domaines où l’on cherche une figure, une forme close et une délimitation accomplie. Le monde antique est satisfaisant si l’on s’en tient à un point de vue borné ; tandis que tout ce qui est moderne laisse insatisfait, ou bien, s’il apparaît satisfait de soi, est commun. » (Editions sociales, 2011, p.447)

[16] Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Vol. I, Aubier-Montaigne, p.259

[17] Nous traiterons ceci dans un futur texte consacré à “ l’incorporation de la science à la production” (Marx).

[18] A côté des conditions objectives, Marx évoque aussi ces conditions subjectives que sont les moyens de consommation. Le sujet n’est évidemment pas qu’un pur esprit. Pour se maintenir en vie, il faut qu’il mange, qu’il dorme, qu’il se chauffe, ce qui suppose d’avoir accès à des moyens de consommation qu’il absorbe ou dont il s’entoure, mais tout comme il est lui-même dépouillé des moyens de production, il l’est aussi des moyens de consommation. Tout lui fait face comme capital, comme incarnation personnifiée du capital. Ce qui, du point de vue du capitaliste consiste à avancer le capital variable pour payer les salaires, de même qu’il avance le capital constant pour acheter les moyens de production.

« Ce n'est pas l'ouvrier qui acquiert les moyens de subsistance et de production, ce sont les moyens de subsistance qui achètent l'ouvrier, afin d'incorporer sa force de travail aux moyens de production. »

(Marx, Un chapitre inédit du Capital, traduction Dangeville, éd. 10/18, 1971, pp.164-165)

« La puissance de travail s’est uniquement appropriée les conditions subjectives du travail nécessaire – les moyens de subsistance destinés à la puissance de travail productrice, c.-à-d. à sa reproduction en tant que simple puissance de travail séparée des conditions de sa réalisation et a posé elle-même ces conditions comme des choses (Sachen), des valeurs qui lui font face en une personnification étrangère, donneuse d’ordres. » (Marx, Grundrisse, Editions sociales, 2011, p.414)

Dans le rapport que le prolétaire entretient avec le capital, ce n’est pas seulement sous la forme du capital productif qu’il trouve face à lui un être étranger et hostile ; ce que le capital a produit comme moyens de subsistance se présente aussi face à l’ouvrier comme du capital-marchandise, déjà présent sur le marché, et dont le prolétaire est dépossédé. Dans la relation capital/prolétariat, toutes les conditions matérielles objectives et subjectives de la production se trouvent en possession du premier, alors que le second n’a pour lui que sa propre force de travail.

[19] C’est-à-dire en survaleur (plus-value) accumulée ce qui élargit et approfondit le rapport de domination.

[20] Note de JP Lefebvre : „“Das Entfremdet-, Entäussert-, Veräussertsein.“

[21] Marx emploie ici le terme Entäußerung

[22] Un commentateur comme Lucien Sève ne comprend absolument pas cela, car il est rétif à la dialectique. Même s’il attaque Althusser, il s’acharne lui aussi, de son côté à montrer qu’il y a une rupture radicale entre les écrits de 1844, qui garderaient un fonds idéaliste, et ceux d’après 1845. L’argument qu’emploie Sève est de nature purement grammaticale et il surprend de la part de quelqu’un qui maîtrise la langue allemande au point de traduire Marx. Sève explique que la formule « sich entfremden » (S’aliéner) implique une action propre de la part du travailleur (le pronom réfléchi « Se » de « s’aliéner ») qui permettrait éventuellement de dédouaner le capital de son rôle dans l’aliénation. C’est un peu comme si on reprochait à quelqu’un qui est sous la pluie d’être le propre artisan de son désagrément car « il SE mouille ». Or cette forme réfléchie, qui est purement grammaticale, ne permet absolument pas d’en tirer les conclusions de Sève, qui écrit : « …le pronom réfléchi dit que le travailleur n’est pas seulement l’objet de l’aliénation mais bien son sujet, son acteur et donc en somme son auteur. Là est le point crucial. L’analyse de 1844 n’impute d’aucune claire façon l’aliénation au capital mais, de façon constamment floue, au travail même. » (Sève Lucien, Aliénation et émancipation, La Dispute, 2012, p.19)

Or, rien n’est plus faux. Dès les Manuscrits de 1844, la relation inversée entre le travail et le capital qui forme le fondement matériel de l’aliénation est clairement formulée dans son ensemble, même si elle sera reprise et approfondie par la suite.

« Par le travail aliéné, l'homme ne crée donc pas seulement un certain rapport entre lui-même et l'objet et l'acte de production en tant que puissances étrangères et hostiles ; il crée aussi un certain rapport entre les autres hommes et sa propre production et son propre, de même qu’il produit un certain rapport entre lui-même et les autres. Il fait de sa propre production une déréalisation, une punition, et de son propre produit une privation, un produit qui ne lui appartient pas. En même temps, il produit la domination de celui qui ne produit pas sur la production et sur le produit : de même qu'il se rend étranger à sa propre activité, de même il concède à l'étranger une activité qui n’est pas la sienne propre. » (Ed. 10/18 1972, p.161, Trad. Papaioannou)

[23] Voir notre texte « Marx, critique de la religion, de l’Etat et de la propriété privée » (2006), sur notre site www.robingoodfellow.info

[24] Dans un passage de « Théories sur la plus-value », Marx compare ce qu’il appelle dans le capital la « formule trinitaire » (capital-intérêt, terre-rente, travail-salaire) à…la Sainte Trinité chrétienne. La question de la formule trinitaire fera l’objet d’un article particulier.

[25] Le concept de « caractère fétiche de la marchandise » sera étudié en détail dans un prochain article.

[26] Marx Karl, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Gallimard, La Pléiade, Œuvres complètes, vol.3 p.382

[27] « Les preuves pour l'existence de Dieu, ou bien ne sont rien que des tautologies vides — par exemple, la preuve ontologique revient à ceci : « Ce que je me représente réellement (realiter) est pour moi une représentation réelle », cela agit sur moi, et en ce sens tous les dieux, les dieux païens aussi bien que le Dieu chrétien, ont possédé une existence réelle. L'antique Moloch n'a-t-il pas régné ? L'Apollon de Delphes n'était-il pas une puissance réelle dans la vie des Grecs ? » (Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure) 

[28] Pour enfoncer encore le clou, voici en quels termes Marx parlait exactement du même phénomène dans les Manuscrits de 1844 : « Enfin, l'ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas ; que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais à un autre. Dans la religion, l'activité propre à l'imagination, au cerveau, au cœur humain, opère sur l'individu indépendamment de lui, c'est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique. De même l'activité de l'ouvrier n'est pas son activité propre ; elle appartient à un autre, elle est déperdition de soi-même. » (Manuscrits de 1844. Trad. Rubel, in Marx. Œuvres, T.2, Pléiade p.61)

 

[29] On connaît sous le nom de « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie », un ensemble de Manuscrits préparatoires au travail sur le Capital, que Marx a rédigés de juillet 1857 à mai 1858, travail exhumé par Riazanov en 1923.

Marx en disait, dans une lettre à Engels datée du 8 décembre 1857, qu’il travaillait “comme un fou” à “clarifier les grandes lignes générales (Grundrisse)” de ses études économiques. L’ensemble, qui comprend la critique de nombreux économistes bourgeois classiques comprend deux grandes parties : le chapitre de l’argent, et le chapitre du capital. C’est surtout dans ce deuxième chapitre que l’on trouve des passages fondamentaux sur le travail, la valeur, l’aliénation. Lucien Sève intègre les Manuscrits de 1857-1858, en tant que matériel préparatoire au Capital, dans son recensement de “82 textes du Capital sur l’aliénation”.

En français, on dispose des traductions de Roger Dangeville, pour les éditions  Anthropos en 1968, puis chez UGE-10/18, en quatre volumes, édités en 1973 ; de Maximilien Rubel sous le titre « Principes d’une critique de l’économie politique – ébauche, 1857-1858, pp.171-359 du volume 2 des Œuvres dans la Pléiade ; de Jean-Pierre Lefebvre en deux volumes aux Editions sociales en 1980, réimprimé en un volume en 2011.

Les textes des Grundrisse, dont nous ferons un large usage dans la suite de ce travail sont extrêmement riches et parfois ardus, tant ils témoignent du caractère profondément dialecticien du raisonnement de Marx. Ceux qui parient sur l’élimination des “réminiscences hégéliennes” après 1845 en sont pour leurs frais.

[30] De l’ensemble que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de “Capital”, seul le livre I est paru – première édition en 1867 - du vivant de Marx. Les livres II et III, faisant l’objet de cahiers manuscrits ont été ré-agencés par Engels après la mort de Marx. Les autres éléments ont été édités beaucoup plus tard sous le titre “Théories sur la plus-value”. Rappelons également, même si cela a peu de rapport immédiat avec notre sujet, que Marx prévoyait une construction générale d’une critique de l'Économie politique qui devait comprendre 6 parties, le Capital (avec ses différents livres) n’en étant que la première.

[31] « Le premier présupposé, pour commencer, c’est l’abolition du rapport d’esclavage ou de servage. La puissance de travail vivant s’appartient à elle-même et dispose, par la voie de l’échange, de la manifestation de sa propre force. Les deux côtés se font face en tant que personnes. Formellement, leur rapport est le rapport égal et libre d’échangeurs, tout simplement. » (Marx. Grundrisse, Ed. sociales, 2011 , ).425)

[32] « La réalisation du travail se manifeste comme déperdition de la réalité, au point que l'ouvrier est vidé de sa réalité jusqu'à en mourir d’inanition. L'objectification se révèle à tel point la perte de l'objet que l'ouvrier est spolié des indispensable non seulement pour vivre, mais aussi pour travailler. En vérité, le travail lui-même devient un objet dont l’ouvrier ne peut s'emparer qu'à grand effort seulement par à-coups. L'appropriation de l'objet se manifeste à ce point comme aliénation que plus l'ouvrier produit d'objets, moins il possède et plus il tombe sous la domination de son produit, le capital.

Toutes ces conséquences découlent d’un seul fait : l'ouvrier se trouve devant le produit de son travail dans le même rapport qu'avec un objet étranger. (…) L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu’elle ne lui appartient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important, moins il est lui-même. La dépossession [Entaüβerung] de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu’il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère. »

(Manuscrits de 1844. Trad. Rubel, in Marx. Œuvres, T.2, Pléiade p.58-59)

[33]Le capital variable n’est (...) qu’une forme historique particulière du soi-disant fonds d’entretien du travail que le travailleur doit toujours produire et reproduire lui-même dans tous les systèmes de production possibles. Si, dans le système capitaliste, ce fonds n’arrive à l’ouvrier que sous forme de salaire, de moyens de paiement de son travail, c’est parce que là son propre produit s’éloigne toujours de lui sous forme de capital. Mais cela ne change rien au fait que ce n’est qu’une partie de son propre travail passé et déjà réalisé, que l’ouvrier reçoit comme avance du capitaliste.”

(Marx, Le Capital, Livre I, 3, Ed. sociales 1973, p.11)

[34] “D’abord, le travail est extérieur au travailleur, il n’appartient pas à son être : dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas mais se nie ; il ne s’y sent pas à l’aise, mais malheureux ; il n’y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier se sent auprès de soi-même seulement en dehors du travail, dans le travail il se sent extérieur à soi-même. Il est lui-même quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas dans son propre élément. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint, travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste.” (Marx, Manuscrits de 1844, Trad. Papaioannou, éd. 10/18, 1973 p.155)

On note ici l’importance du rapport social et le fait que Marx fait déjà apparaître, même si ce n’est pas encore dans les termes achevés du « Capital » la relation de l’ouvrier avec autrui. Il n’est donc pas exact d’affirmer comme le font, à la suite d’Althusser, tous les staliniens, même « repentis » comme Lucien Sève que Marx ne considère, dans les manuscrits de 1844 que « l’homme » abstrait, se privant de la possibilité de comprendre les racines de l’aliénation dans l’exploitation du prolétariat. Cette notion est bien présente, mais de manière encore embryonnaire qui sera étayée par le travail scientifique qui aboutit à la mise en évidence de la plus-value. Ce n’est donc aucunement un hasard, et encore moins une « réminiscence hégélienne » si le chapitre sur le caractère fétiche de la marchandise se situe au début de la section I du livre I du Capital, consacrée à la marchandise.

[35] Comme on le verra, dans un rapport qui est non actif à l’aliénation, pour les autres classes l’aliénation est un état, dans lequel d’ailleurs elles se complaisent.

[36] “Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigeant leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation” (Capital I, tome 2 ES p.110)

[37] « Le matériau qu’elle (la force de travail NDR) travaille est du matériau étranger ; de même, l’instrument est un instrument étranger ; son travail apparaît seulement comme leur accessoire (eux apparaissant comme la substance) et il s’objective donc dans quelque chose qui ne lui appartient pas. » (Grundrisse p.423, Editions sociales, 2011)

[38] Cette position était déjà affirmée dans les Manuscrits de 1844 :

« Nous avons considéré l'acte par quoi l’homme aliène son activité pratique, c’est-à-dire le travail, sous deux aspects : 1° Le rapport de l'ouvrier au produit du travail comme objet étranger qui le tient sous sa puissance. Il se trouve dans le même rapport au monde extérieur sensible qu’aux objets de la nature, c’est un monde étranger, qui lui est contraire et hostile. 2° le rapport entre le travail et l'acte de production à l'intérieur du travail ; c’est le rapport de l'ouvrier à sa propre activité comme activité étrangère, qui ne lui appartient pas ; c'est l'activité comme passivité ; c’est la force comme impuissance, la procréation comme émasculation ; c’est sa propre énergie physique et intellectuelle, sa vie - car qu'est-ce que la vie sinon l'activité ? - comme activité dirigée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas. C’est l'aliénation de soi venant après l’aliénation de l’objet.

 (Manuscrits de 1844. Trad. Rubel, in Marx. Œuvres, T.2, Pléiade p.61-62)

 

[39] Voici comment Marx s’exprime sur le sujet, dans les Manuscrits de 1844, à propos de l’objectivation et de son opposition à l’aliénation ; la première traduction est celle de Rubel, et la seconde celle de Bottigelli :

« Cela revient à dire que le produit du travail vient s’opposer au travail comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est la transformation du travail en objet (Vergegenständlichung), matérialisation du travail. La réalisation du travail est sa matérialisation. Dans les conditions de l’économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la déperdition de l’ouvrier, la matérialisation comme perte et servitude matérielle, l’appropriation comme aliénation, comme dépouillement. » (Traduction Rubel, Marx. Œuvre, Pléiade, Tome 2 p. 58)

« Ce fait n'exprime rien d'autre que ceci : l'objet que le travail produit, son produit, l'affronte comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, concrétisé dans un objet, il est l'objectivation du travail. L'actualisation du travail est son objectivation. Au stade de l'économie, cette actualisation du travail apparaît comme la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement. » (Marx, Manuscrits de 1844, Traduction Bottigelli, Editions sociales p.57).

Dans le vocabulaire des Manuscrits de 1844, des concepts comme ou « le stade de l’économie » ou « l’économie nationale » (Nationalökonomie) désignent très clairement le mode de production capitaliste. Marx distingue ici de manière claire ce qui relève de l’objectivation comme accompagnement « normal », « naturel » de l’acte productif, qui est productif d’un objet, au sens large, donc de quelque chose qui se détache de l’activité productive elle-même, et ce qui advient « au stade de l’économie », c’est-à-dire dans le mode de production capitaliste. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur ces aspects dans les prochains articles que nous consacrerons à l’aliénation et à la mystification du capital.

[40] Où l’on peut lire :

« Le travail, l'activité vitale, la vie productive apparaissent d’emblée à l'homme comme un simple moyen de satisfaire un besoin - le besoin de conserver son existence physique. La vie productive est la vie de l’espèce ; c'est une vie créatrice de vie. Le mode d'activité vitale renferme tout le caractère d'une espèce [species], son caractère générique, au lieu que l'activité libre, consciente est le caractère générique de l'homme. La vie elle-même n’apparaît que comme moyen de vivre. Par conséquent, le travail aliéné produit les effets suivants : (…) Il transforme l'être générique de l'homme, sa nature aussi bien que ses facultés intellectuelles- en un être qui lui est étranger, en instrument de son existence individuelle, il l’aliène de son propre corps, ainsi que de la nature intérieure, il l’aliène de son essence spirituelle, de son essence humaine. (…) Rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, l'homme devient étranger à l'homme. Lorsqu‘il se trouve face à lui-même, c'est l'autre qui est présent devant lui. Ce qui est vrai du rapport de l'homme à son travail, au produit de son travail et à lui-même, est vrai de son rapport à autrui, ainsi qu'au travail et à l'objet du travail d’autrui. » (Manuscrits de 1844. Trad. Rubel, in Marx. Œuvres, T.2, Pléiade p.64)