LE COURS HISTORIQUE DE LA REVOLUTION PROLETARIENNE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date

Mars 2011 – Germinal 219

Auteur

Robin Goodfellow

Version

V 1.2

 

Sommaire

Sommaire.. 2

1.         Les fondements matériels de la révolution prolétarienne.. 4

2.         Le cours historique du prolétariat et la révolution bourgeoise. 5

3.         La relation du prolétariat à la république démocratique. 7

3.1       L’ultime champ de bataille entre la bourgeoisie et le prolétariat 7

3.2       Pousser la démocratie jusqu’au bout 8

4.         La question du "passage pacifique" au socialisme. 10

4.1       La théorie du passage pacifique. 10

4.2       Critique du pacifisme et maintien de la mobilisation révolutionnaire. 11

4.3       Lénine et la thèse du passage pacifique. 11

5.         Bourgeoisie, révolution, prolétariat. 14

5.1       Intervention du prolétariat dans le cours des révolutions bourgeoises anti-féodales du 17ème et 18ème siècles. 14

5.2       Intervention du prolétariat dans des épisodes complémentaires de la révolution bourgeoise. 14

5.3       Intervention du prolétariat lorsque la révolution bourgeoise est nécessaire mais que l'énergie révolutionnaire de la bourgeoisie fait défaut. 15

5.4       Intervention du prolétariat dans des révolutions bourgeoises anti-coloniales. 15

5.5       Intervention du prolétariat dans le régime démocratique. 15

5.6       Révolution prolétarienne dans le contexte de la république démocratique. 16

5.7       Théorie du « cours à gauche » et république « installée ». 17

5.8       Révolution « par en haut ». 18

6.         La théorie de la révolution permanente. 20

6.1       Marx-Engels. 20

6.2       Lénine. 23

6.3       Trotski. 26

6.4       La critique des bordiguistes. 27

6.5       Conséquences de cette théorie. 28

7.         Parti, prolétariat et contre-révolution. 30

7.1       La recomposition du prolétariat, préalable à sa reconstitution en parti politique. 30

7.2       Contre-révolution et développement du MPC. 31

 

1.           Les fondements matériels de la révolution prolétarienne

Le communisme n'est ni un idéal ni une morale. L'analyse scientifique de l'histoire du mode de production capitaliste, de ses origines, de son développement, de son devenir, a montré, notamment dans les travaux de Marx et Engels, que ce mode de production se développait de manière contradictoire. Les rapports de production qui le caractérisent sont devenus inaptes à encadrer le développement effréné des forces productives qu'il suscite. Le mode de production capitaliste pousse à un niveau très élevé la socialisation de la production, la productivité du travail, bref il pose les bases matérielles d'une autre société : le communisme. En même temps, cette dernière ne pourra se développer pleinement qu'en détruisant les entraves que le mode de production capitaliste dresse en travers de son chemin. De même que l’évolution historique produit ces conditions matérielles, de même elle produit la classe qui concentre en elle tous les maux de cette société et sera chargée de «manier les armes » pour l’abattre. Pendant une période historique importante, cette classe, le prolétariat, s'incarne majoritairement dans l'ouvrier d'industrie (sans oublier pour autant l’ouvrier agricole). Cependant, nombre d'épisodes révolutionnaires mettent en mouvement des classes qui précèdent le prolétariat moderne industriel, comme les artisans en voie de prolétarisation ou les ouvriers des manufactures dont les tisserands (1830, 1848). Aujourd'hui, le concept de prolétariat va toujours plus au-delà du cadre ouvrier stricto sensu ; le prolétariat est la classe productive, celle qui produit de la plus-value. D’autre part, en même temps que se développe le prolétariat, croît encore plus vite la masse des travailleurs improductifs, la classe moyenne. Ce mouvement exprime une des contradictions fondamentales et toujours plus criantes du mode de production capitaliste, contradiction qui ne pourra se résoudre positivement que dans le renversement révolutionnaire de celui-ci.

 

2.           Le cours historique du prolétariat et la révolution bourgeoise.

La révolution bourgeoise ne triomphe pas à l'orée du développement capitaliste (XIII° siècle), mais lorsque celui-ci a déjà considérablement bouleversé la base matérielle des sociétés antérieures, aux XVII° et XVIII° siècles en Angleterre et en France. La révolution, en supprimant les anciens régimes féodaux, vient compléter, sur le plan politique, le travail effectué par le développement de la production capitaliste, la concentration des moyens de production, l'innovation technique. Les entrepreneurs et leurs représentants ont besoin de territoires nationaux unifiés, de moyens d'expression libres, de moyens de circulation ouverts, d’organes de prise de décision collectifs qui servent leurs intérêts. Traduits dans le langage de la philosophie politique, ce sont en fait les intérêts matériels de cette classe qui lui imposent de créer une forme d'état qui serve ses intérêts, et qui s’incarnera finalement dans la république démocratique. Ce mouvement de la bourgeoisie vers la république démocratique se trouve, pour des raisons historiques diverses, soit arrêté par un compromis (Angleterre), soit interrompu par des épisodes contre-révolutionnaires (France), soit remis à plus tard à cause de la pusillanimité de la bourgeoisie (Allemagne, Russie). L'épisode révolutionnaire bourgeois suppose donc déjà un développement avancé, et de cette classe en tant que telle, et de ses moyens d'existence, c'est-à-dire l'industrie. Cela ne signifie pas que c’est la bourgeoisie industrielle[1] elle-même qui dirige systématiquement la révolution. C’est le plus souvent la petite bourgeoisie qui a joué un rôle important dans les révolutions démocratiques. La genèse de la bourgeoisie comme classe dominante est aussi celle du prolétariat comme classe dominée. Quelle qu'en soit la forme, toute action révolutionnaire de la bourgeoisie pour libérer et développer les forces productives, à partir d'une certaine époque, implique la mise en branle, à l'autre bout de l'échelle sociale, du prolétariat ou de ce qui le préfigure (artisans ruinés, paysans expulsés des campagnes vers les fabriques, etc.)

Si l’on excepte ce que Engels nomma les « révolutions par en haut » dans le cours du XIX° siècle (Napoléon III en France, Bismarck en Allemagne)[2] et si l’on considère les épisodes des différentes révolutions bourgeoises, il n’en est aucun qui n'ait connu une intervention du prolétariat, dans une logique d'autonomie plus ou moins grande.

La bourgeoisie, pour disposer d’une masse critique et de troupes dans le combat révolutionnaire est obligée de mobiliser de larges masses du prolétariat dans les combats qu’elle mène contre les anciennes classes et/ou, comme c’est le cas dans les luttes anti coloniales ou anti impérialistes, contre la puissance étrangère qui domine ou occupe le pays. Bien souvent, dans les révolutions anticoloniales, compte tenu de leur caractère tardif, c’est la petite bourgeoisie qui se substitue à la bourgeoisie dans la conduite de la révolution, et qui mobilise derrière elle les masses prolétariennes.

 C’est en raison et au cours de cette mobilisation que les masses prolétariennes peuvent être amenées à défendre leurs propres intérêts, soit au cours d’émeutes vite réprimées, soit dans de plus vastes mouvements pouvant aller jusqu’à la « transcroissance »[3] de la révolution bourgeoise en une révolution prolétarienne (Russie).

Plus l'histoire avance et moins la bourgeoisie s'avère capable de mener un combat vigoureux contre les anciennes formes de domination politique, et plus elle sera, par conséquent, tentée par le compromis. Cependant, le mouvement du capital la force malgré tout à aller de l'avant, et si ce n'est pas le capital, c'est le prolétariat qui s'en charge. Dans ces circonstances, soit la bourgeoisie déclenche le mouvement, timidement, et est rapidement dépassée, soit son incapacité à agir historiquement laisse le devant de la scène aux autres classes : la petite bourgeoisie, pour autant qu’elle dispose de l’élan historique nécessaire, et surtout le prolétariat.

 

3.           La relation du prolétariat à la république démocratique.

3.1             L’ultime champ de bataille entre la bourgeoisie et le prolétariat

La république démocratique est "la forme spécifique pour[4] la dictature du prolétariat" (Engels), c'est-à-dire le régime dans lequel peut s'exprimer le plus crûment l'antagonisme historique irréductible entre la bourgeoisie et le prolétariat[5]. Tant que l'état est encore monarchique, ou que subsistent des entraves à l'expression pleine et entière de la "souveraineté populaire" (limitations du droit de vote, absence des libertés fondamentales, etc.), leur élimination constitue une tâche cruciale de la lutte des classes. Le prolétariat doit œuvrer à éliminer tous ces obstacles et doit donc se livrer à "la conquête de la démocratie" [Manifeste]. Mais cette conquête ne constitue pas un but ultime de la lutte, elle n’en est qu’un moment, nécessaire, sur le chemin de la destruction de la démocratie et de l’instauration de la communauté humaine.

Dans l'histoire, le prolétariat a souvent eu à lutter pour cette forme nécessaire de république démocratique à la fois pour la bourgeoisie (dans la mesure où elle hésitait à se lancer dans une telle lutte tout en ayant besoin du cadre démocratique pour élargir le champ de ses activités), et contre elle (dans la mesure où, au fond, elle ne souhaitait pas lutter, consciente du risque de baliser ainsi le terrain pour la classe ennemie).

Une fois cette république démocratique devenue une réalité le prolétariat a alors les mains libres pour mener une lutte de classe directe, frontale, pour la satisfaction de ses intérêts de classe.

Mais pourquoi dire qu'il doit "conquérir la démocratie", si on ne souligne pas en même temps qu'à travers cette conquête, il conquiert aussi des armes de lutte…qui sont celles de la démocratie : liberté de la presse, de réunion, de manifestation, suffrage universel ? Ceci ne signifie nullement que le prolétariat doive renoncer par principe à l'usage de la force, il doit au contraire s'y préparer (voir thèse 4), mais il n'y a pas non plus de raison qu'il renonce par principe à l'emploi des moyens démocratiques .

"Abstraction faite de la question de la moralité – il ne s'agit pas de ce point ici, et je le laisse donc de côté – en tant que révolutionnaire, tout moyen m'est bon pour atteindre au but, le plus violent, mais aussi le plus douillet en apparence." (Engels)

Entre la démocratie actuelle et la « vraie démocratie », cet idéal qui ne peut être atteint qu’avec le dépassement de la démocratie, et qui fait de la démocratie une contradiction dans les termes, une hypocrisie (Engels) qu’il faut révéler en  poussant la démocratie jusqu’au bout, il existe une marge de développement permanente. La démocratie peut toujours être élargie, amplifiée, perfectionnée ; ce qui laisse une marge à la bourgeoisie pour apporter de nouvelles réformes, même minimes, mais aussi au prolétariat pour lutter pour obtenir ces réformes, soit dans le cadre de la république démocratique, soit comme mesures de réalisation de la démocratie lorsqu’il prend le pouvoir. Aujourd’hui on pourrait citer par exemple le droit de vote pour les étrangers, ou poser la question de la république par rapport aux monarchies constitutionnelles comme la Grande-Bretagne ou l’Espagne modernes. Formellement, ces régimes se différencient peu des démocraties républicaines, mais le passage ouvert à la république démocratique, aurait-il lieu la veille de la révolution prolétarienne, n’en constituerait pas moins un ultime déblaiement des obstacles qui se dressent devant cette révolution.

"Cela n'exclut pas, cependant, que ce parti [parti indépendant du prolétariat NDR] puisse momentanément utiliser à ses fins d'autres partis. Cela n'exclut pas qu'il puisse soutenir momentanément d'autres partis pour des mesures qui représentent ou bien un avantage immédiat pour le prolétariat, ou bien un progrès dans le sens du développement économique ou de la liberté politique. Pour ma part, je soutiendrais quiconque lutte véritablement en Allemagne pour l'élimination de la succession par ordre de primogéniture et d'autres survivances féodales, de la bureaucratie, des droits de douane, des lois de répression contre les socialistes, des restrictions au droit de réunion ou d'association. Si notre parti allemand du progrès ou votre Venstre danois étaient de véritables partis bourgeois radicaux et non de simples regroupements de misérables bavards qui, à la première menace de Bismarck (…) se mettent à ramper, je ne serais absolument pas inconditionnellement contre tout cheminement momentané avec eux pour certains buts précis. Si nos parlementaires votent pour un projet qui émane de l’autre côté – et c’est ce qu’ils sont obligés de faire assez souvent - , n’est-ce pas déjà un pas ensemble ? Mais je n’y suis favorable que lorsque l’avantage est direct pour nous, ou indubitable pour le développement historique du pays en direction de la révolution économique et politique, c’est-à-dire en vaut la peine et à la condition préalable que le caractère prolétarien de classe du parti n’en soit pas affecté. C’est ce qui est pour moi la limite absolue. Cette politique, vous la trouverez développée dès 1847 dans le Manifeste communiste." (Engels – Brouillon de la lettre à Gerson Trier du 18 Décembre 1889).

3.2              Pousser la démocratie jusqu’au bout

Dans le même ordre d’idées, Marx et Engels ont critiqué la thèse de Lassalle sur le fait que les différentes fractions de la bourgeoisie forment désormais une seule et même « masse réactionnaire ». Cette dernière notion était jugée inexacte, sauf au tout dernier moment de l’affrontement révolutionnaire, lorsque l’émergence du parti du prolétariat suscite en face l’unification de toutes les fractions des classes dominantes. Mais ceci n’a lieu qu’au tout dernier moment, au point que Marx et Engels y voient un indice sûr du fait que la lutte est engagée dans sa phase décisive.

"Les Anglais des deux partis officiels (soul. par nous) qui ont énormément étendu le droit de suffrage, quintuplé le nombre des électeurs, égalisé les circonscriptions électorales, établi l'obligation scolaire et une instruction améliorée, qui, à chaque session encore, votent non seulement des réformes bourgeoises mais aussi constamment de nouvelles concessions aux travailleurs – vont d'un pas lent et endormi, mais personne ne peut les qualifier de "seule masse réactionnaire" tout court." (Engels à Kautsky, 14/10/1891).

A plusieurs reprises, Marx et Engels soulignent, contre la thèse lassalléenne de la « masse réactionnaire » que cette formule est historiquement fausse car dans de nombreux exemples historiques récents (par exemple la France de 1871 à 1878), les partis bourgeois ont réalisé un nombre significatif de réformes.

D’autre part, parmi les forces non prolétariennes, les classes moyennes (qu’elles soient anciennes ou modernes) ont forcément un rôle ambivalent, pouvant être attirées tour à tour par l’un des pôles opposés et se ralliant en général à celui qui a le dessus.

Lorsque cette « masse réactionnaire » existe, elle est le fruit de la cristallisation des adversaires du prolétariat au dernier moment, c’est-à-dire lorsque le parti du prolétariat devient une véritable menace. Elle est donc en même temps le signe que l’affrontement décisif est sur le point de se produire.

Dans certains cas, cette formule est même absolument fausse, comme par exemple en Angleterre, où « cette tendance ne deviendra jamais absolument un fait accompli. Quand l’assaut se produira ici, la bourgeoisie sera toujours prête à toutes sortes de réformes de détails. »

Cet exemple de l’Angleterre est particulièrement important car c’est à la fois le pays décrit comme mûr pour le passage au socialisme, et celui où ce passage est considéré comme pouvant être pacifique.

En fait, la république démocratique est toujours incomplète car la démocratie est une contradiction dans les faits : aboutir à la démocratie totale c'est nier les classes, donc le capitalisme, et nier la démocratie, qui cherche à concilier des points de vue antagoniques qui sont, dans les faits, inconciliables. L'expansion de la démocratie est donc toujours une perspective, aux limites sans cesse repoussées. A l’extrême, seul le communisme pourrait réaliser vraiment la démocratie, mais historiquement, elle n’est plus, alors, un besoin. Ce qui se pose alors n’est plus sa réalisation, mais son dépassement.

C’est une vue purement abstraite et petite-bourgeoise de dire que la question du terrain de lutte est indifférent. S’il était menacé d’être privé des conditions de son expression (liberté de la presse, de réunion, d’organisation, etc.), le prolétariat devrait réclamer leur restauration, avant tout pour lui-même, mais du même coup pour l’ensemble de la société. Au moment du coup d’état du 2 Décembre 1851 en France, le prolétariat français, dans sa grande majorité ne s’engagea pas dans le combat pour la restauration de la république. Il y eut cependant un certain nombre d’actions et Engels s’interroge sur « les véritables causes de l’inactivité relative des prolétaires français en Décembre dernier. » (titre d’un article du journal chartiste Notes to the people, Mars-Avril 1852, nous soulignons).

Dans cet article, Engels souligne que, après la défaite de Juin 1848, il ne s’est écoulé qu’une longue succession de défaites ultérieures pour le prolétariat, dont les droits ont été peu à peu rognés (droit de vote, liberté de la presse, armement). La suppression formelle de ces droits par Louis-Napoléon Bonaparte ne concerne donc plus tant les ouvriers que la bourgeoisie elle-même.

« (LNB) renversa le parlement bourgeois et détruisit le pouvoir politique de la bourgeoisie. Cela ne devrait-il pas réjouir les prolétaires ? Il est certain que l’on ne pouvait attendre des prolétaires qu’ils combattissent pour une Assemblée nationale qui avait été leur ennemie mortelle. »

Si ce passage paraît accréditer l’idée que le prolétariat est indifférent à la lutte entre les deux fractions de la classe ennemie, cela n’est en rien la conclusion d’Engels, qui poursuit :

« Cependant, l’usurpation de Louis-Napoléon menace le champ de bataille commun des deux classes, ainsi que l’ultime position favorable de la classe ouvrière : la république. »

Ainsi, il est clair que, non seulement la lutte doit se dérouler pour conquérir la république démocratique comme ultime champ de bataille, mais encore elle doit viser à le récupérer, et à ne pas le perdre, en dépit de toute la critique et la répulsion que ce régime suscite dans les rangs du prolétariat.

4.           La question du "passage pacifique" au socialisme.

4.1             La théorie du passage pacifique.

Marx et Engels ont souvent opposé l'Angleterre, berceau de la révolution industrielle et modèle du développement du capitalisme au XIX° siècle, et "le continent", où les nations étaient industriellement et économiquement moins développées. Cette coupure est, jusque en 1871, celle entre un monde où la révolution socialiste est déjà possible, et un autre où la conquête de la démocratie reste à faire.

Un autre clivage caractérise cette séparation entre l'Angleterre et le continent, c'est celui qui concerne la possibilité du "passage pacifique" au socialisme. Cette question est soulevée quarante ans durant par Marx et Engels.

Dès 1847, dans les « Principes du communisme », la question n°16 aborde ce point :

« L’abolition de la propriété privée pourra-t-elle se faire par une voie pacifique ?

 Il serait souhaitable qu’il en soit ainsi et les communistes seraient sans doute les derniers à s’y opposer. Les communistes savent trop combien les conjurations de toutes sortes sont non seulement inutiles, mais même nocives. Ils savent trop qu’on ne fait pas les révolutions à volonté, de propos délibéré, mais que partout et de tout temps, elles sont la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis, séparément, et de classes tout entières. Mais ils constatent également que l’évolution du prolétariat est réprimée avec violence dans presque tous les pays civilisés et que les adversaires des communistes travaillent ainsi de toutes leurs forces à provoquer une révolution. Si, dans ces conditions, le prolétariat opprimé est finalement poussé à faire la révolution, alors, nous autres communistes, nous défendrons par nos actes la cause du prolétariat comme nous le faisons actuellement par nos propos. »

Vingt-cinq ans après (1872), les contours géographiques délimitant les nations où ce passage pacifique est une hypothèse plausible sont précisés.

 

« Mais nous n'avons point prétendu que pour arriver à ce but (la prise du pouvoir NDR), les moyens fussent identiques.

Nous savons la part qu'il faut faire aux institutions, aux mœurs et aux traditions des différentes contrées ; et nous ne nions pas qu'il existe des pays comme l'Amérique, l'Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions, j'ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. SI cela est vrai, nous devons reconnaître aussi que, dans la plupart des pays du continent, c'est la force qui doit être le levier de nos révolutions ; c'est à la force qu'il faudra en appeler pour un temps afin d'établir le règne du travail. » (Marx, discours au congrès d'Amsterdam de l'AIT 8 Sept. 1872)

 

La thèse de la III° Internationale sera que la première guerre mondiale et la période ouverte à partir de 1914 a définitivement clos cette phase historique et les possibilités de passage pacifique qu’elle contenait. Cependant, cette période n’a pas pu être, de façon définitive, la phase de « guerre et de révolutions » que l’on attendait. Le monde a repris, après 1945 le cours de l’évolution démocratique, un élan supplémentaire étant donné après 1989. Il faut donc très sérieusement reconsidérer l’hypothèse, reprise ci-dessous par Engels d’un élargissement (aux républiques démocratiques comme la France et l’Amérique) de cette possibilité.

 

« On peut concevoir que la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays où la représentation populaire concentre en elle tout le pouvoir, où, selon la constitution, on peut faire ce qu'on veut, du moment qu'on a derrière soi la majorité de la nation ; dans des républiques démocratiques comme la France et l'Amérique, dans des monarchies comme l'Angleterre, où le rachat imminent de la dynastie est débattu tous les jours dans la presse, et où cette dynastie est impuissante contre la volonté du peuple. » (Engels, critique du programme d'Erfurt, 1891.)

On peut constater ici que, loin de se restreindre avec le développement du MPC, le cercle des nations où ce passage constitue une possibilité, s’élargit.

4.2             Critique du pacifisme et maintien de la mobilisation révolutionnaire.

Cependant, si le passage sans violence à la société future est conçu comme une possibilité dès lors que le prolétariat est la classe la plus nombreuse et qu’il a les moyens d’exprimer des positions révolutionnaires (par le biais de la démocratie), rien n’indique que cette possibilité se réalise facilement. Marx et Engels ont toujours assorti les positions décrites ci-dessus de deux réserves. La première est que la bourgeoisie, sentant sa suprématie lui échapper prenne, elle, l’initiative de la violence, par exemple sous la forme d’un coup d’état préventif, ce qu’ils appellent une pro-slavery rebellion (rébellion esclavagiste).

« [Marx] dont l'étude a mené à la conclusion que, au moins en Europe, l'Angleterre est le seul pays où l'inévitable révolution sociale pourrait être réalisée entièrement par des moyens pacifiques et légaux. Il n'oubliait certainement jamais d'ajouter qu'il ne s'attendait guère à ce que les classes dirigeantes anglaises se soumettent, sans "rébellion esclavagiste", à cette révolution pacifique et légale. » (Engels, préface à l'édition anglaise du capital, 5/11/1886.)

 

De la saisie des canons de la garde nationale qui déclencha l’insurrection de la Commune au coup d’état au Chili de 1973 les exemples sont effectivement légion et l’immense mérite de Lénine en Octobre 1917 fut de prendre, contre presque tous, l’initiative d’écraser la république démocratique avant que celle-ci ne puisse porter ses mauvais coups contre le camp du prolétariat. Il est donc très important de ne pas faire de la position de Marx et Engels une position pacifiste par principe.

 

Le deuxième écueil qui peut anéantir un cours relativement pacifique qui demande au prolétariat de suivre momentanément un chemin exempt de violence aventureuse (comme le prônait Engels pour le prolétariat allemand dans les années 1880), c’est la guerre. Née des exacerbations de la concurrence entre puissances impérialistes, elle possède aussi cet effet préventif vis-à-vis d’une révolution, ceci surtout en ce qu’elle prive le prolétariat de tous ses droits d’expression et singulièrement celui de s’exprimer contre la guerre en question.

 

Sur ce sujet, nous ne devons pas non plus oublier la préoccupation qui était celle du « stratège » Engels par rapport au renforcement des moyens militaires de la bourgeoisie (voir ses considérations sur la tactique de la barricade). Le rapport de forces est de nos jours de manière écrasante en faveur de la bourgeoisie. Sans doute faudra-t-il considérer de manière favorable, dans cette évolution la « civilisation » des armées de métier (lesquelles ont consisté en un recul pour le prolétariat en le privant de l’apprentissage du maniement des armes), qui tendent, dans les pays développés, à devenir des corps de techniciens traversés par les mêmes contradictions que toutes les catégories prolétariennes (temps de travail, salaires, etc. en Belgique et en Hollande les militaires disposent de syndicats).

Cette position ne doit en aucun cas fournir l’illusion ou le prétexte au désarmement du prolétariat, à l’absence de préparation militaire, au rejet de la nécessité d’une organisation clandestine et au renoncement à l’usage de la violence et de la terreur révolutionnaire le moment venu.

4.3             Lénine et la thèse du passage pacifique.

Lénine, comme d’autres chefs  révolutionnaires engagés dans la tourmente révolutionnaire des années 1920, a estimé que l’histoire avait tranché en réduisant à néant toute possibilité de passage « pacifique » au socialisme. Il visait évidemment la critique des positions réformistes qui avaient fait tant de mal au prolétariat en culminant dans la trahison et la faillite de la deuxième internationale[6].

Néanmoins, les arguments employés par Lénine méritent d’être analysés de près et critiqués.

« Ensuite, y avait‑il dans les années 1870 quelque chose qui fît de l'Angleterre et de l'Amérique une exception sous le rapport envisagé ? Pour tout homme tant soit peu initié aux exigences de la science dans l'ordre des problèmes historiques, il est évident que cette question demande à être posée. S'en abstenir, c'est falsifier la science, c'est jouer avec les sophismes. Cette question une fois posée, on ne saurait douter de la réponse : la dictature révolutionnaire du prolétariat, c'est la violence exercée contre la bourgeoisie; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans la Guerre civile en France et dans la préface de cet ouvrage), par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement dans les années 70 du XIX° siècle, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n'existaient pas. (Maintenant elles existent et en Angleterre et en Amérique.) » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918)

Plusieurs points dans cette citation, sont approximatifs :

a) en premier lieu, si Marx et Engels relèvent bien l’absence de militarisme et de bureaucratie dans l’Amérique et l’Angleterre du 19° siècle, ce n’est pas là-dessus qu’ils basent leur théorie du passage pacifique, car ils n’en tirent pas de conclusion sur le fait que cette absence favoriserait la prise du pouvoir par le prolétariat. Au contraire, Engels, dans le passage cité ci-dessous utilise cet argument pour montrer que MEME UN ETAT apparemment le plus démocratique PUISQU’il n’y existe « ni dynastie, ni noblesse, ni armée permanente, ni bureaucratie avec postes fixes », même cet Etat donc, est un instrument aux mains de la classe capitaliste.

« C’est précisément en Amérique que nous pouvons le mieux voir comment le pouvoir d’Etat devient indépendant vis-à-vis de la société, dont, à l’origine, il ne devait être que le simple instrument. Là n’existent ni dynastie, ni noblesse, ni armée permanente (à part la poignée de soldats commis à la surveillance des indiens), ni bureaucratie avec postes fixes et droit à la retraite. Et pourtant, nous avons là deux grandes bandes de politiciens spéculateurs, qui se relaient pour prendre possession du pouvoir de l’Etat et l’exploitent avec les moyens les plus corrompus et pour les fins les plus éhontées ; et la nation est impuissante en face de ces deux grands cartels de politiciens qui sont soi-disant à son service, mais en réalité, la dominent et la pillent. » (Engels, Introduction de 1891 à « La guerre civile en France » p.16)

 

b) en second lieu, loin de pronostiquer l’extinction de cette phase par suite du développement historique, Engels, en 1891, comme nous l’avons vu ci-dessus, élargit au contraire la liste des pays concernés, et notamment à la France, pays de l’état bureaucratique par excellence !

Nous avons également vu ci-dessus que le critère principal n’est pas la présence ou l’absence d’armée permanente et de bureaucratie, mais l’existence d’un régime démocratique (a fortiori une république démocratique) permettant à la majorité d’engager la politique qui lui semble nécessaire. Dans ces conditions le suffrage universel peut être un levier pour la révolution sociale.

 

c) Dans leur commentaire de l’épisode chartiste de 1842 (cf. Communisme ou Civilisation n° 16 p.70), Marx et Engels montrent que, même en l’absence d’une armée permanente, l’Etat a pu battre les chartistes à cause de l’indécision et de la mollesse de la direction du parti révolutionnaire. Ainsi « le plus mince déploiement militaire et policier a suffi à contenir le peuple. A Manchester, on a vu des milliers de travailleurs se laisser enfermer dans les squares par quatre ou cinq dragons dont chacun occupait un accès. » (Engels, les crises intérieures, Rheinische Zeitung, 1842). Par conséquent, même lorsque les appareils bureaucratique et militaire étaient limités, l’Etat pouvait liquider un mouvement révolutionnaire dès lors que celui-ci cède aux sirènes du pacifisme [7].

Cet exemple montre bien que, dans tous les cas, pacifique ne veut pas dire pacifiste et que, quelle que soit l’époque, le mouvement révolutionnaire, même empruntant les voies légales, doit se préparer à l’affrontement par la mobilisation des masses, l’armement du prolétariat, la constitution d’un appareil militaire clandestin. Donc, contrairement à ce qu’affirmait Lénine et ce qu’a repris ensuite le mouvement révolutionnaire, nous devons considérer, en continuité avec la tactique de Marx et Engels que cette utilisation des voies légales, sans entretenir aucune illusion sur l’issue du combat, n’est aucunement définitivement fermée avec l’affermissement de la société bourgeoise. En même temps, le colossal renforcement du pouvoir d’état, de ses appareils de répression, la mainmise de la bourgeoisie sur les moyens d’information, d’éducation, etc. amèneront forcément une exacerbation de la lutte des classes et un affrontement violent avec l’Etat.

 

5.           Bourgeoisie, révolution, prolétariat.

Par le terme générique de révolution bourgeoise, nous désignons l’épisode qui permet le rassemblement et la prise du pouvoir d’état, à l’échelle d’une nation, par les forces dont le but est de développer le mode de production capitaliste. En ce sens, ce terme de révolution bourgeoise serait équivalent à celui de « révolution capitaliste ». Il ne s’attache pas forcément à la classe qui est le moteur de cette révolution, car la révolution capitaliste (et en ce sens bourgeoise) peut être opérée par la petite bourgeoisie appuyée par la paysannerie (Chine), par une partie de la classe politique et de l’armée (bonapartisme), ou par le prolétariat aidé de la paysannerie pauvre (Russie 1917)…

Le concept de « révolution démocratique », du point de vue de son contenu, peut être assimilé à révolution bourgeoise, puisqu’il s’agit, de liquider les entraves au développement du MPC, d’en finir avec les vieilles formes de production (féodalisme notamment en Europe) de favoriser le développement des forces productives. En revanche, du point de vue de la forme, la révolution démocratique, pour être pleinement accomplie, suppose l’existence de la république démocratique. Celle-ci est le cadre qui permet de la mener jusqu’au bout et par la même d’offrir la possibilité de la dépasser en une révolution prolétarienne.

 

De nombreuses révolutions bourgeoises, dans l’histoire, n’ont pas pu arriver à ce stade nécessaire. Dans certains cas, des mouvements ultérieurs et de nombreuses convulsions ont finit par établir une république démocratique (régime dont il ne faut en aucun cas oublier qu’il est incapable par définition de jamais atteindre un équilibre définitif), dans d’autres, on a affaire encore aujourd’hui à des régimes bourgeois qui ne sont pas des républiques démocratiques. Si dans certains pays, le passage à la république démocratique ne sera, comme le disait Engels que l’affaire d’une matinée (en Angleterre, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, pour ne parler que de l’Europe…) il n’en reste pas moins, un passage obligé pour lequel le prolétariat doit être à l’avant-garde du combat (sans parler bien sûr des pays où la démocratie reste à conquérir, et en premier lieu la Chine).

 

Quoiqu’il en soit, la révolution bourgeoise s’impose avec le développement du MPC dans la société. Dans la grande majorité des cas, elle implique, de manière plus ou moins énergique, une mise en branle du prolétariat ou des classes en voie de prolétarisation. Sur cette base, l'histoire a connu un certain nombre de variantes, dont on peut tenter ici la typologie comme suit.

5.1             Intervention du prolétariat dans le cours des révolutions bourgeoises anti-féodales du 17ème et 18ème siècles.

En Angleterre (les niveleurs), en France (les sans-culottes, puis Babeuf), le prolétariat se manifeste dans la révolution anti-féodale, en agissant comme force de pression sur les partis bourgeois qu’il aide à se hisser au pouvoir, en poussant la radicalisation de ces différentes fractions, jusqu'à ce qu'un coup d'arrêt se produise. Dans la mesure où les conditions matérielles pour la victoire de la révolution communiste n'étaient pas mûres, le prolétariat ne pouvait être que battu,

5.2             Intervention du prolétariat dans des épisodes complémentaires de la révolution bourgeoise.

La révolution bourgeoise n'est pas achevée en un seul épisode. Des phénomènes contre-révolutionnaires peuvent surgir (Restauration en France, par exemple). Lorsque la fraction républicaine de la bourgeoisie reprend l'initiative de la lutte (février 1848), les masses prolétariennes se mobilisent à nouveau pour pousser la révolution à son terme. Au cours de ce mouvement peut se déclencher une révolution prolétarienne (juin 1848). Mais là encore, les conditions matérielles n'étant pas suffisamment mûres (sur le continent en 1848), et sans généralisation de la révolution à l’Angleterre (pour l’époque), l'issue ne peut être que la défaite du prolétariat. Cependant, ces luttes et ces défaites sont indispensables pour forger la tradition révolutionnaire du prolétariat.

5.3             Intervention du prolétariat lorsque la révolution bourgeoise est nécessaire mais que l'énergie révolutionnaire de la bourgeoisie fait défaut.

La bourgeoisie, elle aussi, apprend de l'histoire ; plus l'évolution historique avance, plus le développement du capitalisme s'étend et plus la bourgeoisie est flanquée de son ennemi historique : le prolétariat industriel. Elle a donc tendance à se dérober devant le combat révolutionnaire, tandis que le mouvement historique pousse malgré tout à déblayer les obstacles hérités des régimes précédents. La bourgeoisie est poussée à une logique de compromis avec les anciennes classes dominantes. Dans ces conditions (analyse de l'Allemagne de 1848, de la Russie de 1917), le prolétariat joue un rôle qui dépasse la seule radicalisation de la révolution ; il en prend lui-même la tête, en général pas seul, mais en s'appuyant sur les masses paysannes. Dans ce cas, il revient au prolétariat d'accomplir les tâches de la révolution bourgeoise, mais ce mouvement le pousse à déborder, d'ores et déjà, ce cadre étriqué, y compris en ce qui concerne les mesures économiques.

5.4             Intervention du prolétariat dans des révolutions bourgeoises anti-coloniales.

Le cas des révolutions anti-coloniales revêt une physionomie spécifique. En général, dans ces pays, la destruction, au moins partielle, des anciennes formes de propriété n’est pas le produit d’un développement endogène, comme cela a été le cas pour le développement du mode de production capitaliste dans son berceau européen, mais de son imposition brutale à partir de l’extérieur. Il se crée un prolétariat, souvent minoritaire, tandis que les masses paysannes se trouvent en partie exclues des formes traditionnelles de production sans pour autant rejoindre les rangs du prolétariat et forment des masses paupérisées réduites à la mendicité.

De même, il ne se dégage pas nettement de bourgeoisie propriétaire des moyens de production, ceux-ci restant aux mains des firmes étrangères, mais une classe dominante inféodée aux puissances coloniales, impliquée dans l’administration du pays, et le plus souvent corrompue.

La lutte revêt ici une double dimension : externe vis-à-vis de l’occupant étranger, interne vis-à-vis des classes dominantes locales, restes féodaux, bourgeoisie inféodée, bureaucratie. Le rôle dirigeant est souvent dévolu à la petite bourgeoisie qui ne bénéficie d’aucun avantage, ni d’une position bien établie dans la société, tandis que le prolétariat lutte, lui, pour obtenir de meilleures conditions de vie face à une exploitation des plus féroces.

Au cours des révolutions anti-coloniales se mêlent par conséquent plusieurs facteurs :

- un facteur national, revendication d’un état autonome, spécifique, contre la domination étrangère ;

- un facteur classiste, opposant d’une part la petite bourgeoisie aux élites locales qui ont lié leur sort à la puissance coloniale, et d’autre part le prolétariat, à la fois aux capitalistes étrangers et à leurs représentants locaux et à la petite bourgeoisie dès lors qu’elle n’agit pas de manière révolutionnaire..

5.5             Intervention du prolétariat dans le régime démocratique.

Lorsque la domination de la classe bourgeoise est suffisamment affermie, que ces diverses fractions ont renoncé à (ou ne peuvent plus) se combattre autrement que dans le champ d’un régime démocratique, celle-ci connaît une relative stabilisation[8]. La démocratie dont les variantes ne sont pas indifférentes (république démocratique ou monarchie constitutionnelle par exemple) est la forme politique la plus adaptée à la domination de la bourgeoisie dans la mesure où toutes ses composantes peuvent ainsi cohabiter tout en luttant pour leurs propres intérêts. Elle suppose aussi que le prolétariat soit dominé ; la bourgeoisie ne pouvant gouverner sans l’appui du prolétariat. En même temps, déchirée par toutes ces contradictions, la démocratie est une forme politique instable.

 

Comme nous l’avons vu (cf. point 3), il est faux de considérer que la bourgeoisie constitue à partir de cette époque une masse réactionnaire. Le développement des forces productives, la nécessaire modernisation de la société la pousse à toutes sortes de réformes, de plus ou moins grande envergure. Le parti du prolétariat appuie ces réformes qui "déblaient le terrain" pour l'affrontement futur. Plus la démocratie est étendue, plus l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat devient central.

 

Cependant, la lutte pour la démocratie et l’expansion de la sphère démocratique ne constitue pas un but en soi, pour la simple raison que la démocratie est une contradiction dans les termes, une hypocrisie et un mensonge, selon les termes d’Engels. La lutte pour la démocratie n’est que le moyen de la révolution sociale qui détruit en la dépassant la problématique démocratique. Le véritable but de la révolution prolétarienne est l’abolition de la propriété privée et l’instauration de la communauté humaine.

« La démocratie ne serait d’aucune utilité au prolétariat si elle ne servait pas immédiatement à faire adopter d’autres mesures s’en prenant directement à la propriété privée et assurant l’existence du prolétariat. » (Principes du communisme, 1847)

5.6             Révolution prolétarienne dans le contexte de la république démocratique.

Régulièrement se déclarent des crises générales de surproduction qui prennent également l’allure d’une crise sociale, politique, morale. Le régime bourgeois s'effondre, incapable de répondre aux exigences de la situation. La crise débouche sur une révolution prolétarienne momentanément victorieuse ou la contre-révolution.

Deux épisodes sont particulièrement significatifs : la Commune de Paris (1871), et la révolution d’Octobre (1917).

Il faut cependant admettre que, dans les deux cas, le renversement révolutionnaire de la république démocratique ne s’est pas fait une fois celle-ci installée depuis longtemps, mais dans la dynamique d’un mouvement révolutionnaire se déroulant en deux temps.

Dans le cas de la Commune de Paris, lutte pour l’établissement de la république après l’effondrement du second Empire à la suite de la défaite dans la guerre franco-prussienne, PUIS engagement de la lutte contre la république née de cette défaite.

Dans le cas de la Russie, effondrement du tsarisme laissant la place à une république démocratique mais aussi à une situation de double pouvoir tranchée en faveur du prolétariat grâce à la deuxième révolution, celle prolétarienne d’Octobre.

Aucun de ces épisodes n’intervient à la suite d’une longue phase de stabilité de la république démocratique entrant en crise, mais dans les convulsions d’une dynamique révolutionnaire qui précipite rapidement des phases où les diverses classes sociales s’épuisent au pouvoir jusqu’à ne plus laisser devant l’histoire que le prolétariat. Il s’agit de la répétition du schéma classique de la révolution bourgeoise et de sa transcroissance en révolution prolétarienne.

Cependant, malgré tout, la Commune de Paris témoigne de ce que doit être un gouvernement purement prolétarien, qui n'est plus engagé dans un quelconque compromis avec les classes bourgeoise ou petite bourgeoise : ce ne peut être que la dictature du prolétariat. On sait que la Commune pêcha par faiblesse, manque de hardiesse et absence d'initiative dans les mesures radicales. Il n'en demeure pas moins que c'est le prolétariat en armes qui inventa sa propre forme de gouvernement.

En ce qui concerne la Russie, nous avons là, également, un des rares exemples où le prolétariat se montra capable de détruire la démocratie bourgeoise avant que celle-ci ne le terrasse. C’est à ce prix que la révolution russe se sauva, même pour seulement quelques années. A contrario, l’exemple allemand montre, comme la défaite de la Commune, que la bourgeoisie dans toutes ses fractions est prête à tout pour écraser le prolétariat révolutionnaire.

5.7             Théorie du « cours à gauche » et république « installée ».

Nous avons vu (cf. notre article : Marx Engels et la république, démocratique, le cas français sur www.robingoodfellow.info), notamment en étudiant la France des années 1880, que Marx et Engels observaient une tendance à la radicalisation des partis bourgeois, que l’on peut qualifier de « cours à gauche » et qu’ils identifiaient comme une continuation de la logique de la révolution française de 1792 à 1794 (cf. Engels à Lafargue, 12 Octobre 1885).

Le schéma est toujours le même : on assiste à une radicalisation du cours bourgeois, avec l’arrivée au pouvoir de partis de plus en plus radicaux, sous la pression de la lutte des classes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre parti « à gauche » que le parti du prolétariat. Par exemple, dans la France de 1880, Engels prévoyait un enchaînement de ce type :

 

« D'ailleurs tout le "parti ouvrier", avec les deux fractions qui le composent, ne représente qu'une partie infiniment petite des masses ouvrières de Paris qui continuent à suivre encore des gens comme Clemenceau, contre lequel Guesde a mené sa polémique de façon bien trop personnelle - une fois encore - et pas du tout d'ailleurs comme il le fallait. Clemenceau est en fait très susceptible d'évolution et peut - dans certaines circonstances - aller bien plus loin que maintenant, spécialement s'il vient à se rendre compte qu'il s'agit de luttes de classes ; il est vrai qu'il ne s'en rendra compte que le jour où il n'aura pas d'autre choix. Guesde, lui, s'est mis une fois pour toutes dans la tête que la république athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu'un pays passe par les stades d'évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu'en France nous passerons difficilement d'une république à la Gambetta au socialisme sans passer par une république à la Clemenceau.» (Engels à Bernstein. 22 Septembre 1882)

 

L’expression « stades d’évolution historiquement nécessaires » montre ici que le parti, dans son évaluation objective des conditions historiques, est capable de prévoir avec sûreté l’évolution des événements, mais qu’en aucun cas il ne se rallie ou ne fait allégeance à l’un des partis bourgeois qui se succèdent au pouvoir, quelle que soit leur attitude « radicale ». Il s’agit toujours, pour le parti prolétarien, de représenter « l’opposition de l’avenir », c’est-à-dire la seule force politique capable de rompre avec le cours bourgeois le moment venu. La réforme la plus radicale souhaitée par un parti bourgeois se heurte toujours à la fin à la question de la propriété privée.

 

Dans d’autres passages, Engels évoque par ailleurs le fait que ce qui caractérise la république moderne (il prend l’exemple tantôt de l’Angleterre, tantôt des Etats-Unis), c’est l’alternance de deux grands partis bourgeois au pouvoir, voire même, sous certaines conditions, la réunion de la bourgeoisie en un seul grand parti.

« …c'est alors que seront réalisées les conditions véritables de la domination de la classe bourgeoise tout entière, du parlementarisme à son apogée : deux partis luttant pour avoir la majorité et devenant à tour de rôle gouvernement et opposition. Ici, en Angleterre, s'exerce la domination de la classe bourgeoise tout entière ; mais cela ne veut pas dire que conservateurs et radicaux ne forment qu'un bloc ; au contraire, chaque parti fait la relève de l'autre. Si les choses devaient suivre leur cours classique et lent, alors la montée du parti prolétarien les forcerait finalement sans aucun doute à fusionner contre cette opposition nouvelle et extra-parlementaire. Mais il n'est pas probable que les choses se passent ainsi : leur développement connaîtra des accélérations violentes. » (Engels à Laura Lafargue, 29 Octobre 1889).

 

Aussi doit-on déterminer si ces deux aspects désignent deux phases historiques distinctes :

 

·            l’une contemporaine de « l’installation » de la république bourgeoise, au cours de laquelle pourrait s’introduire la brèche de la révolution prolétarienne, donc dans une dynamique propre à la révolution permanente, liant révolution bourgeoise et révolution prolétarienne,

·            l’autre correspondant à une république plus assise, une « république installée » dans laquelle la seule perspective est la révolution prolétarienne, laquelle non seulement n’exclut pas mais exige le fait de pousser jusqu’au bout les revendications démocratiques.

 

Il convient de répéter ici encore et toujours, que la république démocratique, même la plus « parfaite », ne constitue jamais en soi un objectif pour le prolétariat, mais seulement une condition. La république est d’autant plus « parfaite » qu’elle montre que la seule solution historique viable est qu’elle soit dépassée, c’est-à-dire détruite. Lénine, en Mai 1917, est d’ailleurs très clair à ce sujet :

« Le type d’Etat bourgeois le plus parfait, le plus évolué, c’est la république démocratique parlementaire : le pouvoir y appartient au Parlement ; la machine de l’Etat, l’appareil et l’organe d’administration sont ceux de toujours : armée permanente, police, corps de fonctionnaires pratiquement irrévocables, privilégiés, placés au-dessus du peuple. » (Lénine. Les tâches du prolétariat dans notre révolution. Projet de plate-forme pour le parti du prolétariat.)

Le république démocratique, condition nécessaire, ne saurait donc constituer un but en soi, mais seulement, selon la formule que nous avons maintes fois répétée, le terrain de lutte indispensable pour l’accomplissement de la mission révolutionnaire du prolétariat. La révolution communiste, qu’elle ait lieu dans la foulée, dans un mouvement de transcroissance (modèle de la révolution permanente), ou qu’elle arrive longtemps après, est de toutes façons dirigée contre la république démocratique, contre l’Etat bourgeois, dont elle réclame, à son tour, la destruction.

Dès lors que les occasions pour ce passage révolutionnaire ont été perdues, la république démocratique a fini par trouver un régime de croisière, rythmé par l’alternance au pouvoir de deux grands partis, l’un représentant les intérêts du capital, l’autre les intérêts du travail, mais sans jamais dépasser un horizon bourgeois. L’erreur des courants ultra-gauches, en général, a été de considérer qu’à partir de ce moment là, le cours de la république démocratique et son devenir étaient indifférents. Même sans ouvrir de cours révolutionnaire, il reste toujours un espace pour que le « terrain de lutte » se radicalise, se clarifie, se purifie en quelque sorte. En ce sens, le parti prolétarien doit toujours lutter pour élargir son terrain de lutte, approfondir les conditions propices à la lutte révolutionnaire, en montrant clairement que la solution de la question sociale ne réside pas in fine dans une démocratie « plus parfaite », mais dans l’abolition du régime de propriété bourgeois et de la forme politique qui la garantit : l’Etat, y compris et surtout dans son expression démocratique.

5.8             Révolution « par en haut »

Enfin, pour terminer cette typologie, il faut mentionner le cas de la « révolution par en haut ». C’est dans l’introduction écrite en 1895 pour la réédition de l’ouvrage « Les luttes de classes en France », qu’Engels emploie le terme de « révolution par en haut ». Ce concept est à rapprocher des analyses du bonapartisme, car il signifie que la bourgeoisie, à l’issue du rude combat de 1848, et pour continuer à faire avancer la société sans prendre le risque de se voir dépassée par le prolétariat, préfère remettre le pouvoir aux mains d’un aventurier s’appuyant sur la France rurale et sur l’armée. Le terme « révolution par en haut » montre bien ici que la prise du pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte, si elle signifiait une régression sur la forme politique de l’état bourgeois (par rapport à la république démocratique) n’en constituait pas pour autant un recul sur le plan du développement des forces productives et de la société bourgeoise. Il s’agissait au contraire de pousser ce développement en ayant au préalable écarté toute menace de dépassement de la part du prolétariat selon les schémas suivis lors des épisodes révolutionnaires antérieurs. Mais cela signifie aussi que le prolétariat avait de son côté renoncé à jouer un quelconque rôle dans le développement de la lutte des classes. C’est pourquoi Engels écrit :

« La période des révolutions par en bas était close pour un instant; une période de révolutions par en haut lui succéda. »

De même que Louis-Napoléon pour la France, c’est Bismarck qui fut pour l’Allemagne   « l’exécuteur testamentaire » de la révolution de 1848 et réalisa donc la révolution par en haut.

Nous avons vu que, même s’il s’agit de formes politiques qui jouent un rôle révolutionnaire en développant le mode de production capitaliste et la domination de la bourgeoisie et en se débarrassant des vestiges de la féodalité (Bismarck), le prolétariat, même si Marx et Engels lui reconnaissent des circonstances atténuantes pour ne pas avoir défendu la république démocratique lors du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, se doit de défendre ce champ de bataille et sinon le conquérir ou le reconquérir. Dans la critique du programme de Gotha, où Marx discute notamment de l’opportunité de revendiquer ouvertement la république démocratique en Allemagne, il est rappelé que cette revendication était inscrite au programme des ouvriers aussi bien sous Louis-Philippe que sous le second empire.

6.           La théorie de la révolution permanente.

La question de la révolution permanente représente un enjeu important pour la théorie révolutionnaire. Ce terme a été surtout marqué par la vision de Trotski, mais il émane au départ de Marx et Engels (« révolution en permanence »), à propos de la révolution de 1848 en Allemagne[9]. Lénine, pour sa part, n’emploie pas ce terme mais développe la notion de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». L’analyse de ces concepts est cruciale pour les questions de tactique historique de la révolution, car elle montre que la dynamique des rapports de classe est toujours quelque chose de très complexe, et que le parti révolutionnaire doit savoir saisir l’évolution du cours de la lutte des classes pour intervenir à bon escient dans des laps de temps parfois très brefs ; la chance historique du moment de rupture révolutionnaire se présente rarement deux fois.

6.1             Marx-Engels.

6.1.1        Introduction

Marx et Engels emploient la formule de "révolution en permanence" à propos de la révolution de 1848. Ils désignent ainsi la dynamique de la révolution. La révolution bourgeoise ne s’épuise pas en un seul épisode, elle s'inscrit dans une durée au cours de laquelle elle peut se radicaliser sous l’impulsion du prolétariat. Dans cette perspective, le "sommet" de la révolution bourgeoise : la réalisation de la république démocratique, n'est que le prélude à une révolution prolétarienne. On aurait tort de comprendre le terme "permanent" comme un synonyme de "continu", car dans les phases successives de la révolution, il existe bien des ruptures. La "permanence" de la révolution n'exclut pas, au contraire, les discontinuités.

Mais on peut aussi se demander si ce concept ne s'applique pas également au déclenchement de la révolution prolétarienne elle-même. En effet, aucune révolution n'éclate brutalement sans qu'une situation de crise ne l'ait précédée (cf. 5.5). C'est le sens de la critique apportée par Marx et Engels à la thèse de la "masse réactionnaire". Ce n’est qu’au dernier moment, lorsque tout mouvement est interdit à la bourgeoisie qu’elle forme face au prolétariat et avec toutes les autres classes de la société une même masse réactionnaire. Jusqu’à ce moment là on ne peut pas exclure de pouvoir pousser plus avant par la lutte des classes, la marche du développement social.

« Le corollaire de toute la conception reposant sur la "masse réactionnaire" est que si les conditions actuelles se trouvaient bouleversées, nous arriverions aussitôt au pouvoir. C'est une absurdité. Une révolution est un processus de longue haleine: cf. 1642-1646, et 1789-1793 – et pour que les conditions soient mûres pour nous comme pour eux, il faut encore que tous les partis intermédiaires arrivent les uns après les autres au pouvoir et s'y ruinent. Et c'est alors que ce sera notre tour- et même alors il se peut que nous soyons momentanément battus une fois de plus. » (Engels à Bernstein 12 Juin 1883)[10]

6.1.2        « L'adresse du Comité Central à la Ligue des Communistes », 1850.

Dans son ouvrage consacré à la démocratie chez Marx, que nous avons critiqué par ailleurs, feu Jacques Texier avoue ne pas comprendre la logique de "L'adresse du comité central de la ligue des communistes"[11]. Dans la mesure où Texier cherche à toute force à faire passer Marx et Engels pour des démocrates, la virulence du propos anti-démocratique dans ce texte lui pose problème. Pourtant, ce texte est d'une importance considérable à la fois sur les questions de la démocratie et sur celle de la révolution permanente. Il précise aussi des points fondamentaux sur la tactique du prolétariat.

 

En 1848, en Allemagne, la bourgeoisie libérale s'empresse, à peine arrivée au pouvoir de « refouler tout de suite les ouvriers, leurs alliés de la veille au combat, dans leur ancienne situation d'opprimés. ». Elle préfère faire alliance avec le parti féodal, et même lui céder le pouvoir plutôt que de courir le risque de laisser un trop grand espace politique à cet ennemi bien plus implacable qu'est le prolétariat.

 

Cette tendance "naturelle" de la bourgeoisie à abandonner le terrain est combattue sur sa gauche par les fractions de ce que Marx appelle le "parti démocratique" :

·            les fractions avancées de la grande bourgeoisie qui cherchent à se débarrasser du féodalisme et de l'absolutisme

·            les petits-bourgeois démocrates partisans d'un "Etat fédéral plus ou moins démocratique"

·            les petits-bourgeois républicains "dont l'idéal est une république fédérative allemande dans le genre de la Suisse, et qui se donnent aujourd'hui le nom de rouges et sociaux-démocrates, parce qu'ils se bercent de la douce illusion de supprimer l'oppression du petit capital par le gros capital, du petit bourgeois par le gros bourgeois. Les représentants de cette fraction furent membres des congrès et comités démocratiques, dirigeants des associations démocratiques, rédacteurs des journaux démocratiques."

 

Dans "l'adresse", il est clair que le prochain épisode de la révolution démocratique (qui n'a pas été achevée pour l'Allemagne en 1848) sera déclenché par ce parti démocratique, aux côtés duquel se situera le prolétariat, sans pour autant réaliser une union formelle avec lui (« S'il s'agit de livrer combat à un adversaire commun, point n'est besoin d'union particulière. Dès qu'il faut combattre directement un tel adversaire, les intérêts des deux partis coïncident momentanément ; et dans l'avenir, comme jusqu'à ce jour, cette alliance prévue simplement pour l'heure s'établira d'elle-même. »).

 

Les motifs qui poussent le parti démocratique à se lancer dans un mouvement révolutionnaire ne coïncident pas avec ceux du prolétariat. Pour ce dernier, il s'agit de détruire les fondements du capitalisme, tandis que la petite-bourgeoisie ne peut dépasser l'horizon de l'aménagement du mode de production capitaliste ; d'où ses revendications pour un plus grand espace économique et politique pour le petit capital, pour la réduction des dépenses publiques, pour l'accroissement des impôts des propriétaires fonciers et des grands capitalistes, pour la généralisation du régime de la petite propriété bourgeoise dans les campagnes.... Ce réformisme concerne également la classe ouvrière, dont on souhaite améliorer le sort, par une hausse des salaires, une garantie contre le chômage.... (Marx souligne que seule une fraction du parti démocratique défend ce type de revendications).

 

Dans ces conditions, l'alliance du parti du prolétariat avec le parti démocratique ne peut être que temporaire. Une fois parvenu au pouvoir, le parti démocratique mènera immanquablement la même politique anti-prolétarienne que le firent les bourgeois libéraux au cours de l'épisode révolutionnaire de 1848. De son côté, le prolétariat a pour devoir de « rendre la révolution permanente, jusqu'à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l'association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. »

 

Rendre la révolution permanente signifie ici défendre sans interruption les revendications du prolétariat qui ne cherche pas à aménager la société capitaliste, mais à la détruire. Et cette dernière revendication se manifeste à la fois avant, pendant, et après la révolution démocratique menée par le parti démocratique petit-bourgeois. Cette défense de ses revendications passe, pour le prolétariat, par l'autonomie de ses positions politiques et son organisation en parti politique, dans la phase précédant la révolution, par son armement dès les premières heures de la révolution, et par son organisation en entités autonomes (les clubs, les conseils) capables de combattre les mesures décrétées par le gouvernement démocratique. Le rôle du prolétariat durant cette période est de pousser en avant le cours de la révolution, en réclamant des mesures qui remettent en cause l'organisation sociale en vigueur, la propriété des moyens de production, etc. bref, des mesures qui sans être forcément immédiatement socialistes sont déjà en rupture avec la société bourgeoise, et en tant que telles inacceptables par la petite-bourgeoisie même radicale et démocratique.

 

« Nous avons vu comment les démocrates accéderont au pouvoir lors du prochain mouvement et comment ils seront contraints de proposer des mesures plus ou moins socialistes. La question est de savoir quelles mesures y seront opposées par les ouvriers. Il va de soi qu'au début du mouvement les ouvriers ne peuvent encore proposer des mesures directement communistes. Mais ils peuvent :

1. Forcer les démocrates à intervenir, sur autant de points que possible, dans l'organisation sociale existante, à en troubler la marche régulière, à se compromettre eux-mêmes, à concentrer entre les mains de l'Etat le plus possible de forces productives, de moyens de transport, d'usines, de chemins de fer, etc.

2. Ils doivent pousser à l'extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l'état en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l'impôt proportionnel, les ouvriers réclament l'impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s'en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l'Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates. »

6.1.3        Commentaire.

Par rapport au débat qui opposera ensuite Trotski à Lénine, il est important de bien tirer les leçons de cet épisode de 1848-1850.

            a) En l’absence d’un parti bourgeois dirigeant la révolution (hypothèse évacuée dès 1848), c’est le parti bourgeois démocrate, lui-même hétérogène à la fois dans sa composition sociale et sa représentation politique (du libéralisme anti-féodal au socialisme petit-bourgeois), qui prend le relais dans l’offensive révolutionnaire ;

            b) Le prolétariat doit profiter de ce mouvement pour mener sa propre lutte, aux côtés du parti démocrate, mais sans aucune alliance formelle ou institutionnelle avec lui ; il sait que ce parti ne pourra que se tourner à son tour contre le prolétariat pour l’écraser une fois parvenu à ses fins et doit profiter du mouvement pour s’assurer les plus solides positions[12] ;

            c) Déclarer la révolution en permanence signifie pousser le plus loin possible les mesures prises par le parti démocrate petit-bourgeois, y compris jusqu’à « transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée » ;

            d) Ces mesures ne sont pas « directement communistes », du moins au début ; avant de « s’emparer du pouvoir et faire triompher leurs intérêts de classe », les prolétaires doivent « accomplir en entier une évolution révolutionnaire assez longue. ». Cependant, même dans un pays (l’Allemagne) qui est loin d’avoir atteint le degré de développement des forces productives de l’Angleterre, ou même de la France, un premier dépassement qui tend à des mesures remettant en cause la propriété privée est possible, même dans le cadre d’une révolution qui reste fondamentalement bourgeoise. Le matérialisme marxiste n’est pas mécanique et ne découpe pas les périodes historiques en prenant en compte la base matérielle de manière étroite et formelle. C’est en poussant le plus loin possible le développement historique du capitalisme, que le prolétariat crée les conditions du dépassement de la société bourgeoise, même si ce dépassement ne saurait être immédiat.

6.2             Lénine.

6.2.1        Intervention du prolétariat dans la révolution démocratique.

Sur la base d'un constat reconnu par tous en Russie, selon lequel les conditions historiques ne sont pas mûres pour la révolution prolétarienne, Lénine eut à combattre le courant menchevik, qui estimait que pour cette raison le prolétariat n'avait pas à s'engager dans la révolution et qu'il convenait d'attendre que la bourgeoisie eût d'abord accompli sa tâche historique.

 

On trouvera l'essentiel de la position de Lénine sur la question dans l'ouvrage : "Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique", paru en 1905. Lénine y résume le dilemme posé au prolétariat en ces termes : ou bien jouer "le rôle d'un auxiliaire de la bourgeoisie", ou bien jouer "le rôle de dirigeant de la révolution populaire".

 

Dans la question de la nature de la révolution à venir en Russie, les mencheviks commettent l'erreur de considérer que, puisque la révolution à venir est bourgeoise, le prolétariat n'y a pas intérêt. Au contraire, Lénine et les bolcheviks défendent la thèse selon laquelle, puisque la révolution bourgeoise présente "pour le prolétariat les plus grands avantages", puisque "la révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l'intérêt du prolétariat", ce dernier doit non seulement y participer, mais encore en prendre la tête pour l'accomplir de la façon la plus radicale possible. A la voie des réformes, préférée par la bourgeoisie, le prolétariat oppose la voie de la révolution, qui balaiera plus sûrement, plus rapidement, plus complètement les obstacles au développement de la société capitaliste.

 

« La situation même du prolétariat en tant que classe, l'oblige à être démocrate avec esprit de suite. La bourgeoisie regarde en arrière, redoutant le progrès démocratique qui menace d'augmenter les forces du prolétariat. Le prolétariat n'a rien à perdre que ses chaînes. Il a un monde à gagner au moyen du démocratisme. Aussi, plus la révolution bourgeoise est conséquente dans ses transformations démocratiques, et moins elle se borne à celles qui ne sont avantageuses qu'à la bourgeoisie. Plus la révolution est conséquente, et plus elle assure d'avantages au prolétariat et à la paysannerie dans la révolution démocratique. » (Lénine, deux tactiques, p.47)

 

Ainsi la révolution peut connaître deux issues, l'une radicale avec le renversement complet du tsarisme, l'autre réformiste, qui se traduira par un compromis entre le tsarisme et les éléments les plus modérés (inconséquents) de la bourgeoisie[13].

6.2.2        Le prolétariat et le cadre démocratique.

Le prolétariat ne peut pas décider (comme le font par exemple les anarchistes) de passer à côté ou par dessus le cadre démocratique, et même il peut et doit travailler à son élargissement, à sa généralisation et à sa radicalisation. Il existe deux formes de démocratie bourgeoise, l'une révolutionnaire républicaine, l'autre libérale monarchiste. C'est évidemment la forme révolutionnaire républicaine qui est la plus propice au développement ultérieur de la lutte de classes prolétarienne et donc pour laquelle le prolétariat doit lutter).

 

Lénine est ici parfaitement conséquent avec la thèse développée par Marx et Engels. Ceci étant dit, la question posée est celle des forces sociales capables de développer la forme la plus radicale. Or, l'inventaire de ces forces sociales en Russie montre que ni la grande bourgeoisie, ni les grands propriétaires fonciers, ni la bourgeoisie industrielle ne constituent ces forces révolutionnaires. Seules les forces "populaires", c'est-à-dire le prolétariat et la paysannerie, sont capables de conduire le processus révolutionnaire.

6.2.3        La « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie »

Il reste à définir la forme dans laquelle tout ceci peut s'accomplir :

"La "victoire décisive de la révolution sur le tsarisme", c'est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie." (p.53)

Comment parler de "dictature démocratique" ? N'est-ce pas là une contradiction dans les termes ?

Pour Lénine, l'adjectif démocratique ne désigne pas ici la forme, mais le contenu. Il faut qu'il y ait dictature pour briser la résistance bourgeoise, repousser les attaques de la contre-révolution. Mais cette phase de la révolution est et ne peut être que bourgeoise, par les mesures qu'elle prend[14]. Elle correspond donc à la phase démocratique du mouvement historique, c'est-à-dire pas encore socialiste. En revanche, la forme, c'est-à-dire la manière dont on applique ces mesures encore bourgeoises mais radicales – la bourgeoisie comme la petite bourgeoisie russes sont incapables de les porter -, ne peut être que contrainte, c'est-à-dire dictatoriale.

"Le mot d'ordre de dictature "démocratique" exprime justement ce caractère historique limité de la révolution actuelle et la nécessité d'une lutte nouvelle, sur le terrain d'un nouvel ordre des choses, pour la libération complète de la classe ouvrière de toute oppression et de toute exploitation." (p.149)

Dans « L’adresse » de 1850, Marx et Engels prévoient que la politique du parti démocrate allemand en matière agraire sera la même que celle de la bourgeoisie française dans la révolution : abolir la propriété féodale pour créer la propriété bourgeoise : « en d’autres termes, ils voudront laisser subsister le prolétariat rural et former une classe paysanne petite-bourgeoise qui devra parcourir le même cycle d’appauvrissement et d’endettement croissant, où le paysan français se trouve encore à l’heure actuelle. »

Pour « contrecarrer ce plan », les prolétaires, tout comme « les démocrates font alliance avec les cultivateurs »,  doivent faire alliance avec le prolétariat rural, afin de créer les bases d’une propriété collective (associative) qui exploite la terre « avec tous les avantages de la grande culture. ». De son côté Lénine met en avant le mot d’ordre nationalisation de la terre, le mot d’ordre le plus radical compatible avec le mode de production capitaliste (disparition de la rente absolue, maintien de la rente différentielle[15]).

6.2.4        La révolution permanente.

Si Lénine n'emploie pas ce terme, le concept est bien présent. Dans sa critique des arguments des mencheviks ("Nouvelle Iskra"), Lénine montre fort bien que ces arguments relèvent du sophisme qui a les apparences de la radicalité. Pour les mencheviks, participer au gouvernement provisoire, c'est décevoir les masses, car ce gouvernement provisoire ne peut pas prendre de mesures socialistes. Il vaut donc mieux faire pression de l'extérieur, être une force "critique". Voilà pour le sophisme. Ceci a une apparence radicale, mais Lénine débusque le "lièvre" dans la phrase suivante : « d'autre part elle [cette participation] obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution dont elle amoindrirait ainsi l'envergure. ». La phrase anarchiste (non participation) se combine à l'opportunisme. Sous prétexte de ne pas se compromettre, on cède tout le terrain à la bourgeoisie.

 

Or, en 1905, en 1917, tout comme en 1848 en Allemagne, il n'y a que deux solutions pour le mouvement historique :

·            ou bien laisser la bourgeoisie "inconséquente", "cupide et poltronne" prendre le pas sur le peuple dans la révolution

·            ou bien assurer en lieu et place de la bourgeoisie la conduite hardie et décidée du processus révolutionnaire jusqu'à son terme.

 

La mise en œuvre de la seconde solution implique une analyse de la situation de classe :

 

·            la bourgeoisie russe n'est révolutionnaire que dans le cadre de ses intérêts limités (contrairement à la bourgeoisie française de 1789, mais comme la bourgeoisie allemande de 1848). Dès que ces intérêts seront satisfaits, elle se rangera du côté de la réaction, elle-même constituée de l'autocratie, la cour, les fonctionnaires, la police et l'armée.

·            Seul le prolétariat est  "capable d'aller avec fermeté jusqu'au bout, car il va bien au delà de la révolution démocratique" (p.109)

·            la paysannerie est une classe hybride, avec des éléments semi-prolétariens, et des éléments petits-bourgeois. Elle est donc instable. La paysannerie sera un des sûrs remparts de la révolution si le cours de la révolution n'est pas interrompu, même dans le pur cadre bourgeois. Il s'agit de donner à la paysannerie tout ce qui l'intéresse, même pour n'atteindre qu'un but purement bourgeois. Par ailleurs, selon Lénine, la paysannerie a besoin de la démocratie pour que ses intérêts généraux soient représentés.

 

Dans ces conditions, le mot d'ordre ne peut être que celui de la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie", mais ceci n'est du qu'à des circonstances historiques particulières que la révolution démocratique conduite par le prolétariat se fixe justement pour tâche de dépasser.

La république démocratique n'est pas l'horizon final de la révolution, c'est, comme le disait Engels, la "forme spécifique pour la dictature du prolétariat". Cela implique donc qu'une seconde révolution, socialiste celle-là, suive la première.

1 – « Le prolétariat doit faire jusqu'au bout la révolution démocratique, en s'adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance à l'autocratie et paralyser l'instabilité de la bourgeoisie. »

2 – « Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s'adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l'instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie. »

La deuxième révolution sera d'autant plus facilitée que la première aura été radicale, qu'elle aura été le plus loin possible dans le déblaiement des obstacles féodaux ou semi-féodaux. C'est pourquoi il revient au prolétariat d'en prendre la tête, en l'absence d'une bourgeoisie résolue.

Ce n’est pas par la seule vertu du contenu de classe d’un pouvoir politique que l’on peut sauter par-dessus les différents moments du développement historique. D’où le fait que la dictature du prolétariat, dans une telle phase, soit qualifiée de « démocratique ». En revanche, lorsqu’un de ces moments s’impose de façon incontournable sur la scène historique (ici la révolution  anti-féodale), et que la classe qui devait s’y atteler (ici la bourgeoisie) fait défaut, il revient à une classe plus hardie, plus décidée (ici le prolétariat) de l’assumer.

La thèse de Lénine ne consiste donc pas à prévoir l'enchaînement d'une révolution conduite par la bourgeoisie, le prolétariat restant passif, à laquelle succéderait une révolution socialiste ; elle voit la conduite et le parachèvement de la révolution bourgeoise par le prolétariat allié à la paysannerie. Comme dans « l’Adresse » de 1850, il s’agit de faire alliance avec le prolétariat rural contre les (nouveaux) propriétaires fonciers. Il n’est pas question ici pour le moment de révolution socialiste, ni même de dictature du prolétariat.

6.3             Trotski.

6.3.1        A propos de l’ouvrage « La révolution permanente » 

Le texte de Trotski, "La révolution permanente" a été écrit en 1929. Trotski cherche à rétablir la vérité de ses positions passées face à la campagne de calomnies dont il est victime de la part des staliniens et notamment de Karl Radek. Le contexte politique brûlant est celui de la tactique vis-à-vis de la Chine. Aussi l'enjeu de ce texte n'est pas seulement historique par rapport à la révolution russe, il rencontre également une actualité par rapport à la tactique dans la révolution chinoise.

 

Trotski s'emploie à démontrer qu'il n'y a pas de différence de fond entre lui et Lénine et qu'après 1905 ils se retrouvent d'accord sur l'essentiel. Entre autres, Trotski dit qu'il ne niait pas que la révolution à venir serait bourgeoise, mais qu'il considérait qu'elle ne serait pas accomplie par la bourgeoisie. Dans "Notre révolution" (Natchalo, 1905), Trotski écrivait :

« …La position d'avant-garde que la classe ouvrière occupe dans la lutte révolutionnaire, le lien direct qui l'unit à la campagne révolutionnaire, l'influence qu'elle exerce sur l'armée, tout cela pousse irrésistiblement au pouvoir. La victoire complète de la révolution signifie la victoire du prolétariat. Celle-ci signifie, à son tour, la permanence ultérieure de la révolution. »

 

Pour Trotski, à partir du moment où il n'y a pas de force capable de réaliser la révolution démocratique autre que le prolétariat, la perspective ouverte est celle de la dictature du prolétariat, donc de la transcroissance révolutionnaire (la frontière entre "le programme minimum et le programme maximum" est ainsi abolie, le collectivisme est à l'ordre du jour.)

Du même coup, Trotski ne reconnaît pas le mot d'ordre de "dictature démocratique".

« C'est à cause de cela qu'il ne peut pas être question d'une forme spéciale de la dictature prolétarienne dans la révolution bourgeoise, et notamment de la dictature démocratique du prolétariat (ou de celle du prolétariat et de la paysannerie). La classe ouvrière ne pourrait pas assurer un caractère démocratique à sa dictature si elle ne dépassait pas les cadres du programme démocratique de la révolution. » (Bilans et perspectives).

 

Il convient ici de rappeler que Trotski subordonnait cette possibilité à la révolution mondiale (mais aussi de noter, a contrario que, en l'absence de cette révolution, le prolétariat ne pouvait garder durablement le pouvoir, mais devait tôt ou tard céder la place à une force étatique capable d'encadrer le développement capitaliste : la bureaucratie.)

 

Les attaques staliniennes reprochaient à Trotski de ne pas reconnaître le rôle de la paysannerie. Or, Trotski estime que la révolution ne peut pas réussir sans le concours de cette dernière, mais que cette classe étant incapable d'un mouvement révolutionnaire autonome, elle ne peut agir que si elle est dirigée par le prolétariat.

6.3.2        A propos de la formule de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. »

Trotski estime que Lénine n’a émis ici qu’une hypothèse d’école (qu’il qualifie de "hypothèse algébrique"), dont la mise en application pouvait susciter des modèles variés, et qui ne s'est jamais appliquée historiquement. En effet, pour Trotski, à partir de Février il ne s’agit pas encore de ce type de dictature, et après Octobre, cette formule ne s’applique déjà plus, puisqu’on a affaire à la dictature du prolétariat pure et simple.

 

Pour Trotski, l'adjectif "démocratique" renvoie à la nature de classe - paysanne - de la révolution bourgeoise, or la paysannerie ne peut pas constituer un parti révolutionnaire (s'il y avait bien un pays où, selon Trotski, aurait pu se constituer un parti paysan si cette possibilité historique était avérée, c'était la Russie. Or, le maximum de cette expérience fut le parti socialiste-révolutionnaire, qui bascula dans la contre-révolution).

 

« Il ne s'agissait pas alors [pour moi] de savoir si la Russie était réellement en face des tâches démocratiques dont la réalisation exigeait des méthodes révolutionnaires, ou si l'alliance des paysans et du prolétariat était indispensable à cette réalisation. Il s'agissait de définir quelle forme politique de partis et d'Etat pourrait prendre la collaboration révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie et quelles conséquences pourraient en découler pour la révolution. » (RP p.19)

 

Toute la question est de savoir, dans la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" qui mène le jeu, qui dirige. Pour Trotski comme pour Lénine, cela ne peut être que le prolétariat.

 

Trotski se défend d'avoir nié la nécessité de la révolution bourgeoise en Russie. Il cite des passages où il évoque la révolution "ininterrompue" où se déroule le passage de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste. Mais il introduit là une nuance importante, en disant que le prolétariat "par la logique même de sa situation, serait amené, à une certaine étape de la révolution, devant des problèmes purement socialistes." (nous soulignons)

 

Y a –t-il eu vraiment jamais (en Russie) "dictature démocratique" ?

 

Pour Trotski, il ne saurait être question de caractériser ainsi la période qui va de Février à Octobre. Or, ce qui se met en place après Octobre selon lui, c'est la dictature du prolétariat, plus exactement "la dictature du prolétariat soutenue par la guerre paysanne (expression de Marx)" – la parenthèse est de Trotski.

 

Ainsi pour Trotski, la phase de double pouvoir avant Octobre n’était pas encore la dictature démocratique voulue par Lénine, tandis que la phase ouverte par Octobre ne l’était déjà plus : elle était tout simplement la dictature du prolétariat, dans laquelle la paysannerie pauvre et les éléments semi-prolétariens agissent de façon subordonnée au parti du prolétariat. Toute la question est ici de savoir, non pas quelle est la composante sociologique du parti au pouvoir, mais quelle politique il est contraint de faire, en fonction de l’état du développement des forces productives et des conditions matérielles de la société. C’est l’erreur que la Gauche communiste d’Italie reprochera à Trotski : avoir cru que la dictature du prolétariat pouvait permettre d’aboutir immédiatement à une transcroissance vers la révolution socialiste.

6.4             La critique des bordiguistes.

Dans le numéro 57 (Octobre-Décembre 1972) de Programme Communiste, le PCI (Parti communiste international) développe une critique complète du trotskisme, sur quatre points, dont celui de la révolution permanente.

 

Dans son souci d’une défense absolue de Lénine, le PCI conclut du débat entre Lénine et Trotski que le second innove tandis que le premier reste intégralement dans la ligne du Marx de 1848. Trotski en effet affirme, que Lénine avait, en 1917, changé d’avis par rapport aux thèses défendues dans « Deux tactiques… » et s’était finalement rallié à sa théorie de la révolution permanente. Le PCI estime qu’il n’en est rien et que Lénine est resté intégralement fidèle à la vision défendue dès 1905.

 

Pour Trotski, il n’y a pas eu « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », car le prolétariat est amené, dès qu’il est au pouvoir, à prendre des mesures « socialistes ». Mais, selon le PCI, il n’est pas du ressort du politique (question de la classe dirigeant la révolution) de fournir les conditions matérielles pour la réalisation du socialisme lorsque celles-ci n’existent pas, ce qui était le cas en Russie (cette réalité était reconnue aussi bien par Lénine que par Trotski – comme d’ailleurs par les mencheviks -). Dans ce dernier cas, comme en Russie, les mesures que le prolétariat au pouvoir est amené à prendre ne peuvent être que des mesures bourgeoises et non socialistes. Tout le problème, commente le PCI, vient de ce que Trotski présente comme socialistes des mesures qui ne sortent pas, en fait, du cadre capitaliste : nationalisation des usines, mesures contre le chômage, etc.

 

Figer la thèse de la révolution permanente, figer l’idée que partout et tout le temps, le prolétariat doive « faire alliance avec la paysannerie », c’est ouvrir la voie aux élucubrations des tiers-mondistes et autres gauchistes qui ont confondu, dans toute la deuxième moitié du vingtième siècle les révolutions bourgeoises à Cuba, en Afrique, etc. faussement présentées au nom du socialisme comme des révolutions « prolétariennes » et les constructions politiques qui s’en sont suivi « d’états ouvriers ».

 

Contre Trotski, le PCI explique qu’il ne suffit pas qu’il y ait prise du pouvoir par le prolétariat (ce qui a effectivement eu lieu en Octobre 1917) pour qu’il y ait transcroissance, au sens de révolution socialiste, si les conditions historiques ne sont pas développées pour que des mesures socialistes soient prises.

« Entre les deux phases, celle où les nécessités du développement de la production marchande à la campagne empêchent l’avènement de formes socialistes dans l’industrie elle-même, et celle où plus rien ne s’oppose à leur naissance et leur généralisation dans les deux secteurs, il y a une différence de direction historique. C’est seulement lors du passage de la première à la seconde que se vérifie cette transcroissance de la révolution démocratique bourgeoise en révolution communiste que Trotski plaçait inconsidérément au moment de la prise politique du pouvoir par le prolétariat. » (Programme communiste, n°57, Oct-Déc 1972)

 

Programme Communiste écrit également :

« Nous considérons donc comme radicalement fausse la huitième des « Thèses » sur la révolution permanente qui fonde tout l’édifice : « La dictature du prolétariat, qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique, est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste, et devient ainsi une révolution permanente ». (p.26)

 

En fait, des deux phrases de la citation de Trotski relevée ici, la seconde est effectivement ambiguë. Il n’y a pas de transformation directe (automatique) de la révolution démocratique en révolution socialiste. Mais la première phrase reflète un état de fait qui était déjà considéré dans l’Adresse de 1850. Même si la nationalisation des propriétés n’est pas en soi socialiste, elle constitue bien une « incursion dans le droit de propriété bourgeois » (Trotski), des « attaques directes contre la propriété privée » (Marx).

6.5             Conséquences de cette théorie.

Cet exemple est particulièrement important, et pas seulement sur un plan de recherche historique. Si nous résumons les positions successives, nous obtenons :

 

a)      Marx et Engels, après un premier échec de la révolution bourgeoise en Allemagne (1848-1849) envisagent très sérieusement que le prochain épisode révolutionnaire se fasse à l’initiative du parti démocrate petit-bourgeois (la bourgeoisie elle-même ayant perdu tout crédit sur ce plan). Dans ce cas, ils exhortent la Ligue des Communistes, c’est-à-dire le parti prolétarien, à combattre aux côtés de ce parti démocratique, sans confusion des organisations, dans la perspective d’une radicalisation du cours de la révolution, afin de déstabiliser complètement la société bourgeoise et de pousser au maximum les conditions du socialisme. Notons qu’il ne s’agit plus ici d’une simple révolution bourgeoise anti-féodale, celle-ci a déjà eu lieu en 1848, même si son élan a été brisé par la réaction, mais d’un achèvement de cette révolution sous l’égide du parti petit-bourgeois. Ce que prévoient et espèrent Marx et Engels c’est que ce mouvement, avec la ruine successive des différents partis au pouvoir, débouche sur la venue au pouvoir du parti le plus extrême, à savoir le parti prolétarien).

b)      En 1905, Lénine prévoit une révolution double en Russie. En Avril 1917, il comprend que, dans les forces en présence, seule la classe prolétarienne est capable, en ralliant à elle la petite paysannerie révolutionnaire de mener à bien les tâches de la révolution et il appelle, contre tout l’état-major bolchévique, à se préparer à prendre le pouvoir.

Mais dans tous les cas, Lénine estime que ce qui est à l’ordre du jour, en Russie, ce ne peut pas, en l’absence d’une révolution prolétarienne en Occident, être le socialisme, mais seulement le développement du mode de production capitaliste. Seulement, sur cette base matérielle bourgeoise, la seule classe capable de pousser jusqu’au bout la révolution bourgeoise ne peut être que le prolétariat.

c)      Trotski quant à lui, estime que, dès lors que c’est le prolétariat qui est obligé d’assumer, pour des raisons historiques, la direction de la révolution bourgeoise, il peut amener celle-ci à un point où des mesures de transition vers le socialisme peuvent être prises.

d)      Les bordiguistes du PCI réfutent cette thèse en la taxant d’idéaliste, car ce n’est pas le fait d’une direction de nature politique qui, bien qu’elle soit historiquement la seule voie possible, peut, à elle seule, transformer les conditions matérielles de la société. En accord avec Lénine, « Programme communiste » affirme que la dictature du prolétariat ne pouvait, en Russie et en l’absence d’une rupture révolutionnaire en occident, que mener à bien ces mêmes tâches bourgeoises que toutes les autres classes – bourgeoisie et petite-bourgeoisie – avaient abandonné ; mais rien que cela.

 

Ce qui apparaît clairement ici c’est que ni Lénine, ni Trotski, ni le PCI ne restituent dans son intégralité, dans toute sa finesse dialectique la position de Marx et Engels. Chacun insiste sur un aspect, de manière unilatérale.

Lénine, soucieux de ne pas nourrir l’illusion de la possibilité de la révolution communiste dans un pays arriéré en l’absence d’une révolution victorieuse en Occident, insiste sur le volet démocratique de la révolution, la nécessité de pousser la démocratie bourgeoise jusqu’au bout afin de préparer le « terrain de lutte ». Trotski, de son côté, défend la nécessité de pousser la révolution jusqu’à son dépassement en révolution socialiste, sans voir que le type de mesures qu’il décrit ne sont elles-mêmes effectivement pas autre chose que des mesures radicales bourgeoises. L’erreur de Trotski est de confondre la nécessaire tâche de pousser la révolution bourgeoise jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, pousser la démocratie bourgeoise jusqu’au bout, et la révolution socialiste. S’il voit bien qu’entre les deux, il y a un saut qualitatif, il l’identifie à une transformation économique de la société, alors que la transcroissance intervient sur la nature politique de la révolution : sa transcroissance de  révolution bourgeoise en révolution prolétarienne.

Conformément à ce que disait Marx, le parti le plus extrême, le parti prolétarien est bien arrivé au pouvoir. La révolution a connu par la même occasion un changement qualitatif inédit : le fait de pouvoir dépasser les limites historiques dans lesquelles elle était censée s’inscrire. La fin de la révolution bourgeoise a signifié en même temps, à travers l’affirmation croissante du prolétariat sur la scène politique, le début de la révolution prolétarienne. Lénine n’avait pas anticipé ce phénomène inédit, mais l’a reconnu quand il s’est produit. Trotski en avait fait une anticipation, mais avec des éléments de confusion entre révolution socialiste et révolution prolétarienne.

Il n’en reste pas moins, (ce que n’affirme pas le Pci) qu’il y a bien eu dans les faits, transcroissance au sens politique, et manifestation de la dictature du prolétariat en Russie (1917), forme qui involuera elle-même en une formation de type dictature démocratique (1921), avant de définitivement revenir dans l’orbite de la bourgeoisie mondiale (1927).

 

7.           Parti, prolétariat et contre-révolution.

Le cours historique décrit dans les pages qui précèdent, est devenu, depuis la fin des années 1920, celui de la contre-révolution mondiale généralisée. Cela ne veut pas dire que la lutte des classes a cessé d’exister ni d’influer sur le cours des événements, mais dans ce cas le prolétariat s’est manifesté sans se constituer en parti politique distinct, sans revendiquer clairement sa théorie, ses mots d’ordre, tout le reste lui ayant été enlevé et ayant été travesti (ses sigles, ses drapeaux, ses chants…) ; il n’a plus agi que comme l’aile gauche du mouvement démocratique ou de mouvements bourgeois révolutionnaires.

 

Dans la mesure où toute la tradition prolétarienne a été travestie, niée, vilipendée, détournée, le prolétariat aura-t-il à re-parcourir entièrement le cycle décrit par Engels : de la prise de conscience de former une classe partageant des intérêts communs, à la constitution en parti politique distinct et opposé à tous les autres partis ? Si c’était le cas, on peut espérer que le parcours de ce cycle l’amènerait plus rapidement à un niveau de conscience, d’organisation, d’action incomparablement plus haut que ce qu’il était en 1848, notamment à cause de l’expansion mondiale du prolétariat, des leçons de l’histoire qu’il aura pu tirer et des progrès de sa théorie. Mais il est nous est difficile aujourd’hui de prévoir, où, quand et comment se fera la rupture.

 

La reconstitution d’un parti communiste, apte à diriger la révolution prolétarienne est une condition sine qua non pour la future victoire de celle-ci. Il est donc important de se demander sous quelle forme et aussi quand la ré-emergence du prolétariat révolutionnaire et de son parti seront possibles. La réponse ne tient en aucun cas dans la recherche d’une nouvelle théorie révolutionnaire. Cette thèse de la faillite du marxisme avait déjà été défendue par Korsch par exemple dans les années 1930. Or, l’histoire de ces 80 dernières années et l’évolution historique n’ont fait que confirmer la justesse de la théorie révolutionnaire, même si, sur tous les autres plans, militaire et politique, le prolétariat a été très sévèrement battu.

7.1             La recomposition du prolétariat, préalable à sa reconstitution en parti politique.

Dans sa préface à l’édition américaine de 1887 à « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » Engels analyse un mouvement encore naissant. Il résume à nouveau ce qui a été, depuis 1848, la position des communistes par rapport au développement du prolétariat comme classe révolutionnaire :

-          il lui faut tout d’abord prendre conscience du fait de former une classe (ce processus, qui a pris « des années et encore des années » en Europe, dit Engels, se déroule à grande vitesse aux Etats-Unis) ;

-          ensuite, cette conscience de classe l’amène « à se former en un parti politique distinct, indépendant et ennemi de tous les anciens partis politiques formés par des fractions diverses de la classe dominante. »

-          enfin ce parti doit se doter d’un « programme positif distinct » sur lequel « le parti est d’accord », programme qui défend l’action politique du prolétariat et le but socialiste de son action :

« Conséquemment le programme du prolétariat américain devra à la longue coïncider, quant au dernier but à atteindre, avec celui qui est devenu, après soixante ans de dissensions et de débats, le programme adopté par la grande masse du prolétariat militant d’Europe. Il devra proclamer, comme le but dernier, la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, à l’effet d’effectuer l’appropriation directe de tous les moyens de production – sol, chemins de fer, mines, machines, etc. – par la société tout entière, et leur mise en œuvre par tous, pour le compte de tous. »

Ce qui est décrit ici est un mouvement historique de long terme, qui passe par une maturation du prolétariat, maturation que les crises et la logique de la lutte des classes peuvent hâter, mais qui ne saurait être accélérée artificiellement, ni par la propagande, ni par l’adoption de postures extrémistes, radicales en paroles et idéalistes dans les faits.

 

Sans forcément penser que le prolétariat aura à re-parcourir dans toutes ses étapes particulières tout le cycle du passé, la rupture avec une phase de contre-révolution si longue et si intense, les changements opérés dans la composition du prolétariat, l’émergence de nouvelles couches prolétariennes à l’échelle internationale, le développement sans précédent de la population mondiale, la croissance de l’urbanisation laissent imaginer qu’avant toute chose, le prolétariat international devra reprendre conscience de son identité et de sa force.

 

Dans ces conditions, une autre question est de savoir si le prolétariat devra passer à nouveau par des formes de représentation politique encore immatures ou impropres, formes qui auraient, en tout état de cause le soutien de l’avant-garde politique, comme cela était admis par Marx et Engels au 19° siècle, pour les Etats-Unis, par rapport à Henry George comme l’illustre la citation ci-dessous.

« Il est beaucoup plus important que le mouvement s’étende, de façon harmonieuse, prenne racine et embrasse le plus possible le prolétariat américain dans son entier plutôt que de partir et de procéder depuis le début sur des bases parfaitement correctes sur le plan théorique. Il n’y a pas de meilleur chemin vers la clarté théorique que l’apprentissage à travers ses propres erreurs. L’aspect principal est que la classe ouvrière agisse en tant que classe ; une fois ceci obtenu, ils trouveront rapidement la bonne direction, et tous ceux qui résisteront (Henry George ou Powderly) seront laissés de côté avec leurs petites sectes. Donc je considère également les Chevaliers du Travail (Knights of Labour) comme un facteur important du mouvement qui ne devrait pas être ridiculisé de l’extérieur, mais révolutionné de l’intérieur, et je considère que beaucoup d’allemands là-bas ont fait une pénible erreur lorsqu’ils ont essayé, en face d’un mouvement puissant et glorieux mais qu’ils n’avaient pas créé, de faire de leur propre théorie, qui n’était pas toujours comprise, une sorte de dogme et de maintenir éloigné tout mouvement qui n’accepte pas ce dogme. Notre théorie n’est pas un dogme mais l’exposé d’un processus d’évolution, et ce processus comporte plusieurs phases. S’attendre à ce que les américains débutent avec la pleine conscience de la théorie admise dans les pays industriels plus anciens, c’est espérer l’impossible. Ce que les allemands devraient faire est d’agir selon leur propre théorie – s’ils la comprennent, comme nous le fîmes en 1845 et 1848 – et d’investir n’importe quel mouvement général de la classe ouvrière, d’accepter ses points de départ effectifs (faktische) comme tels et de travailler graduellement vers un niveau théorique plus élevé, en soulignant que chaque erreur faite, chaque revers subi, est une conséquence nécessaire de ces vues théoriques erronées incluses dans le programme original ; ils devraient, selon les termes du Manifeste communiste, représenter le mouvement futur dans le mouvement actuel. Mais par-dessus tout, laisser au mouvement le temps de se consolider, ne pas faire l’erreur de forcer les gens à avaler des choses qu’ils ne peuvent comprendre pour le moment, mais qu’ils apprendront bientôt. Un million ou deux de votes ouvriers en Novembre prochain pour un “honnête » (bona fide) parti ouvrier représente infiniment plus à présent qu’une centaine de milliers de votes pour une plate-forme parfaite sur le plan doctrinal. » (Engels à Florence Kelley Wischnewetsky 28 Décembre 1886)

7.2             Contre-révolution et développement du MPC.

A partir de 1914, trahison et faillite de la Seconde internationale, Tous les révolutionnaires conséquents (Lénine, Trotski, Luxembourg…) ne pouvaient envisager d’autre issue qu’une lutte à mort entre capital et prolétariat, que la phase finale d’une lutte commencée au siècle précédent. L’époque qui s’ouvrait était considérée comme « L’ère des guerres et des révolutions » (Lénine), « l ‘époque des tempêtes révolutionnaires » (Trotski). Nul n’imaginait que le mode de production capitaliste pourrait, à travers un deuxième massacre mondial à grande échelle (lequel apparaît clairement, avec le recul comme le parachèvement  du premier), reconstituer de manière durable ses forces pour un cycle d’accumulation sans précédent, plus puissant même que celui qui avait accompagné la révolution industrielle au 18° et le développement capitaliste au 19° siècle. Les courants qui résistèrent à l’engloutissement dans la pensée stalinienne et le ralliement de fait à la contre-révolution, ultra-minoritaires, nièrent en partie ce développement, notamment à travers les thèses de la « décadence du capitalisme » (courant luxembourgiste) ou d’un « stade impérialiste et fasciste » (courant bordiguiste).

 

Or, non seulement le MPC a montré qu’il était capable d’accroître encore les gains de productivité et d’intensité du travail, de développer considérablement sa base technique, d’accroître la production de richesses dans ses vieux bastions, mais il a aussi considérablement élargi sa base géographique, entraînant – certes au milieu de convulsions et de difficultés intenses pour l’immense majorité de la population – la plupart des pays du globe dans un mouvement ascendant. Ceci n’a été possible que parce que le prolétariat, en tant que classe révolutionnaire, a été durablement laminée par ce mouvement. Le MPC a réussi, par le biais de la hausse de la productivité, de l’intensité et de la « qualité » du travail, du pillage des pays les moins avancés, à garantir une certaine tenue du niveau de vie des prolétaires occidentaux. Même dans les luttes (mouvement de mai-juin 1968 par exemple), ceux-ci sont restés globalement sous le contrôle de syndicat et « partis ouvriers bourgeois » inféodés à la politique du capital et garants de l’ordre social.

 

L’histoire de la révolution, rappelait la gauche communiste d’Italie, est aussi l’histoire de la contre-révolution. « Peut-être la révolution n’est possible qu’une fois accomplie entièrement la contre-révolution ». La dernière grande vague révolutionnaire date aujourd’hui de 80 ans. Aucun des mouvements, même d’envergure qui ont ensuite marqué le vingtième siècle (grandes grèves de la fin des années 1940 en France, Belgique, Italie, mouvement international de mai-juin 1968, etc.) n’ont atteint un niveau d’intensité tel que la question de la prise du pouvoir politique pût être posée, contrairement au mouvement des années 1920. A partir de 1975, dans l’hémisphère occidentale, le niveau des luttes quotidiennes ne cesse de baisser et l’atonie est la marque d’un prolétariat dont les contours sociologiques sont puissamment modifiés par le développement économique et technique du MPC.

 

En revanche, le prolétariat s’est trouvé largement mobilisé dans les autres parties du globe, dans la foulée des mouvements anti-coloniaux ou anti-impérialistes. Des révolutions ont certes eu lieu au vingtième siècle, mais ce furent des révolutions bourgeoises (Inde, Chine, Algérie, Indochine, Iran,…),. Par ailleurs, en Europe même, dans des aires où l’assise démocratique de l’état n’avait toujours été que précaire (Europe du Sud, Europe de l’Est…) cette phase a été celle de l’approfondissement et de la stabilisation du modèle démocratique (Espagne, Grèce, Portugal, RDA, Russie, Pays Baltes, etc.)

 

Dans une autre zone du globe, l’Amérique latine, on a vu se dérouler, au cours des années 1980, une série de transitions pacifiques vers la démocratie après des années de dictatures militaires sanguinaires (Argentine, Chili, Uruguay, Brésil…) En Afrique du Sud, la fin de l’apartheid et la conquête du pouvoir par la bourgeoisie noire, après une intense répression de décennies de lutte, a finalement débouché sur l’établissement d’une république démocratique.

 

On peut donc considérer qu’au cours ascendant du développement économique capitaliste (à rebours de l’inepte théorie de la « décadence du capitalisme », toujours plus indéfendable), correspond un cours ascendant de la démocratie. Le mode de production capitaliste a besoin, pour s’épanouir, d’un espace de « liberté » qui lui est garanti par le fonctionnement démocratique de la société. Comme nous l’avons vu à propos du bonapartisme, il n’hésite évidemment pas, si le danger prolétarien se fait trop pressant, à suspendre le cours démocratique pour instaurer des régimes autoritaires ou des dictatures. Toute constitution démocratique contient les ingrédients de sa propre suspension comme on a pu le voir en France en 2005 avec l’instauration de l’état d’urgence.

 

L’un des pays gros de convulsions sociales à potentialités révolutionnaires dans les années qui viennent est la Chine. Celle-ci est à la fois engagée dans un processus d’accumulation très rapide, et dirigée par la poigne de fer du parti « communiste » qui contrôle entièrement l’appareil d’état. Mais, à l’instar de ce qui s’est passé en URSS, la fonction historique du parti « communiste » s’avère la constitution d’une nouvelle classe d’entrepreneurs et la transformation de la bureaucratie en bourgeoisie moderne, capable de développer de manière considérable les forces productives et de moderniser le pays. Il viendra un moment où la contradiction entre cette réalité et le masque de l’idéologie soi-disant socialiste deviendra insoutenable et où, comme en ex-Union soviétique, la vulgate capitaliste libérale remplacera la langue de bois stalinienne. Mais ceci ne se fera pas sans de gigantesques mouvements sociaux, dans lesquels seront impliqués des centaines de millions de paysans, d’ouvriers et de chômeurs. Une telle révolution démocratique est grosse d’une potentielle transcroissance.

 

Ce fut une erreur commune des courants issus des gauches de la Troisième internationale, au cours du 20° siècle (pourtant les seuls à maintenir vivante la tradition révolutionnaire du prolétariat, malgré toutes leurs faiblesses), de penser que désormais la rupture devait advenir d’un seul coup, à la faveur d’un mouvement « pur » qui se dresserait d’emblée, brandissant le programme révolutionnaire totalement reconstitué.

 

Une chose est certaine, la mesure du caractère révolutionnaire de cette rupture se lira dans la capacité du prolétariat à poser très rapidement la question de la propriété des moyens de production, et par conséquent, la question du pouvoir politique. La démocratie bourgeoise a montré son extraordinaire élasticité et sa capacité à aller très loin dans les concessions démocratiques, aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique. Mais cette souplesse et cette vitalité se brisent net sur la question de la propriété sociale. Toute tentative d’ingérence du prolétariat organisé, soit économiquement (syndicats, conseils d’entreprise), soit surtout politiquement (soviets et parti) dans l’organisation sociale des moyens de production (attaques contre la propriété privée) se heurtera immédiatement à une très puissante répression face à laquelle la question de la prise du pouvoir politique, et donc de l’armement du prolétariat sera obligatoirement posée. Dès lors s’ouvrira à nouveau un épisode de lutte révolutionnaire, de lutte à mort, entre les deux forces historiques qui rythment la vie du mode de production capitaliste : le prolétariat et la bourgeoisie. L’histoire ne laissera probablement pas le temps à l’humanité de se remettre d’un nouvel échec, et la future bataille sera décisive, tant le cours catastrophique éperdu du mode de production capitaliste constitue de plus en plus une menace directe pour la survie même de l’espèce.



[1] Le terme « bourgeoisie industrielle » ne désigne pas seulement la « bourgeoisie de l’industrie » au sens des catégories sectorielles forgées par l’économie politique, mais la bourgeoisie qui domine directement la classe productive, que ce soit dans l’industrie, l’agriculture ou les services.

[2] « Une bourgeoisie divisée en deux fractions dynastiques-monarchiques, mais qui demandait avant toute chose tranquillité et sécurité pour ses affaires d’argent ; en face d'elle, un prolétariat, il est vrai, vaincu, mais toujours menaçant encore, autour duquel petits bourgeois et paysans se groupaient de plus en plus - la perpétuelle menace d'une explosion violente qui, malgré tout, n'offrait aucune chance de solution définitive, - telle était la situation qu'on aurait dit faite pour le coup d'État du troisième larron, du prétendant pseudo-démocratique Louis Bonaparte. Au moyen de l'armée, celui-ci mit fin le 2 décembre 1851 à la situation tendue et assura à l'Europe la tranquillité intérieure, afin de la gratifier en contrepartie d'une nouvelle ère de guerres. La période des révolutions par en bas était pour le moment close ; lui succéda une période de révolutions par en haut. » (Engels, Introduction aux luttes de classes en France, 1895. Pléiade, Politique, T.1, p.1129-1130)

[3] Ce terme, très présent dans la théorie de la révolution permanente de Trotski est attribué par lui à Lénine. « Pour exprimer la même idée, Lénine adopta plus tard l’excellente expression de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste » (Trotski, La révolution permanente, 1939). Nous le conservons ici dans le sens d’un saut qualitatif qui se produit lorsque la révolution démocratique est poussée jusqu’au bout et devient alors, non pas nécessairement une révolution socialiste, comme le dit Trotski mais une révolution prolétarienne.

[4] Une traduction ambiguë du « fur » allemand par « de » au lieu de « pour » a permis à nombre de commentateurs de présenter Marx et Engels comme des laudateurs de la démocratie, alors que la dictature du prolétariat est la destruction de celle-ci.

[5] « Marx et moi, depuis quarante ans, nous avons répété jusqu’à satiété que pour nous la république démocratique est la seule forme politique dans laquelle la lutte entre la classe ouvrière et la classe capitaliste peut d’abord s’universaliser et puis arriver à son terme par la victoire décisive du prolétariat » Engels, 1892, réponse à G. Bovi

[6] Dans ces conditions, la critique à la Seconde Internationale et sa faillite ne concerne pas tant l'organisation du parti, ni le suffrage universel, ni la lutte syndicale, mais surtout l'attitude face à la guerre (l'internationalisme), et le fait que ces tactiques aient été employées, non dans un sens révolutionnaire, mais au service d'une idéologie réformiste. Voir à cet égard l'attitude d'Engels vis-à-vis de la SD Allemande, et la subtile dialectique constante de ses positions.

[7] A l’inverse, l’histoire a montré en plusieurs occasions que des armées nombreuses et suréquipées pouvaient s’effondrer totalement face à la mobilisation de tout un peuple, comme par exemple en Iran en 1979.

[8] C'est dans ce cadre que se situe la possibilité d'un "passage pacifique" au socialisme, là où les conditions matérielles le permettent, sans exclure le recours à la violence pour répondre au "coup d'état esclavagiste" de la bourgeoisie menacée

[9] Il est indéniable que le concept de révolution permanente est bien présent dès l’élaboration de la conception matérialise de l’histoire (et même avant) et perdure tout au long de l’existence de Marx et Engels.

« Elle (la vie politique) ne le peut que par l'opposition violente contre ses propres conditions d'existence,que si elle proclame la révolution comme permanente » la question juive

« Il (Napoléon I) accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanence » (Sainte Famille)

« Tout comme nous, il (Marat) ne considérait pas la révolution terminée et voulait qu'on la déclarât permanente ». Engels 1884 - Marx et la Nouvelle Gazette Rhénane

[10] Cette citation illustre bien ce que nous avons désigné plus haut par le « cours à gauche ».

[11] Texier Jacques, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, P.191

[12] Dans les faits, en 1848, en Allemagne il ne fut pas possible d’atteindre ce niveau et le prolétariat se comporta comme l’aile d’extrême-gauche de la démocratie. Marx et Engels le prirent en compte en déclarant la Nouvelle Gazette Rhénane, organe de la démocratie. Comme l’écrit Engels en 1884 : « …le prolétariat allemand surgit d’abord sur la scène politique en tant que parti démocrate le plus extrême. C’est ce qui nous donna tout naturellement un drapeau, à nous qui venions de créer un grand journal en Allemagne. Ce ne pouvait être que celui de la démocratie, mais d’une démocratie qui mettait, partout et jusque dans le détail, en évidence un caractère spécifiquement prolétarien qu’elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour toutes, sur son drapeau. » (Engels, Der SozialDemokrat, 13.3.1884)

[13] "Ce dénouement serait plus ou moins semblable à celui de presque toutes les révolutions démocratiques de l'Europe au XIX° siècle, et le développement de notre Parti suivrait alors un sentier ardu, pénible, long, mais familier et déjà battu." (p.55)

[14] "Cependant, ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie ; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusques et y compris la proclamation de la République; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement les conditions des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; (…) la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois (…) (p.54)

[15] Cf. La question agraire. http://www.robingoodfellow.info/pagesfr/textsrefonds/qagraire.pdf