La situation politique en France après les élections de 2017

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date

 Juillet 2017 – Messidor 225

Auteur

Robin Goodfellow

Version

V 1.0

 

 


Sommaire

1.          La question électorale. 3

2.         La situation de la bourgeoisie française. 6

3.         Une pression accrue sur la bourgeoisie pour accélérer les attaques frontales contre le prolétariat. 9

4.         Une recomposition des fractions bourgeoises. 12

5.         Les fausses alternatives « radicales », un piège pour le prolétariat. 14

6.         Le besoin du parti prolétarien. 16

 

1.           La question électorale.

La tactique abstentionniste qui avait été énoncée dans des conditions historiques très particulières par la Gauche communiste d’Italie est devenue une vulgate qui ne s’écarte que très peu des positions de principe, moralistes, de l’anarchisme sur le refus du vote en quelque circonstance que ce soit.

Pire, le rejet de toute forme d’électoralisme, au-delà de la critique légitime des élections bourgeoises, ainsi, plus largement, qu’une mauvaise interprétation de la critique marxiste de la démocratie, ont engendré une forme d’indifférentisme vis-à-vis de tout ce qui peut arriver dans la sphère de la politique bourgeoise et dans la conduite de l’Etat. Cette position n’a jamais été celle ce Marx-Engels ni de Lénine ou de Trotsky, qui accordaient une attention très soutenue aux événements qui se déroulent dans la sphère politique en général et dans le camp bourgeois en particulier[1].

Tous les marxistes ou prétendus tels savent ânonner cette phrase du Manifeste du Parti communiste : « Le gouvernement moderne n'est qu'un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière ». Ce qui est visé ici est la république démocratique en tant que forme politique la plus à même de permettre à l’ensemble de la bourgeoisie de gouverner, en même temps qu’elle est l’ultime champ de bataille pour l’affrontement entre bourgeoisie et prolétariat. On ne peut donc pas utiliser cette citation comme un prétexte pour se détourner de toute analyse politique au sujet de la forme de l’Etat, ni de l’évolution des rapports entre les classes et entre fractions au sein d’une classe donnée.

L’Etat n’est pas un organe neutre, il ne s’agit pas de le conquérir, mais de le détruire. Ce rappel est indispensable, en particulier contre le réformisme de la gauche qui ne jure que par la conquête de l’Etat et sa mise au service des intérêts du prolétariat et des « couches populaires ». On ne peut en tirer cependant la conclusion fausse que, du coup, tout ce qui peut arriver à cet organe de pouvoir aux mains de la bourgeoisie avant sa destruction par la révolution communiste est indifférent. Et qu’il suffit d’attendre la proclamation de la « république des conseils ouvriers ».

Un tel point de vue revient à ne pas comprendre la nature profonde de l’Etat ni ce qu’il doit en advenir dans le cadre d’une révolution prolétarienne. Ceci est d’autant plus vrai que, dans son développement le plus récent, le mode de production capitaliste a vu le rôle et les fonctions de l’Etat ou des organismes publics et semi-publics augmenter considérablement.

Dans son ouvrage « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », Engels avait magistralement démontré que l’Etat naît de la différenciation entre les classes et qu’il semble se situer comme un pouvoir au-dessus de la société, alors qu’il représente, effectivement, les intérêts de la classe dominante.

 

« L'État n'est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n'est pas davantage « la réalité de l'idée morale», «l'image et la réalité de la raison », comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables qu'elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s'impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l'« ordre »; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État. »

(Engels – L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat)

 

De la même manière, dans « Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte » Marx a montré que la France, dans son développement politique centralisé, incarnait parfaitement cette évolution de l’Etat vers un corps parasite qui assure, au nom et en place de la société, les fonctions les plus diverses.

Ainsi l’Etat reprend à son compte et assure les grandes fonctions sociales qui, du coup, échappent à la société et se trouvent administrées par l’appareil d’Etat. Le rôle de la révolution prolétarienne est précisément de détruire la machine d’Etat pour restituer ces fonctions sociales aux organes collectifs de la société communiste.

 

« Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes et son autre armée d'un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d'une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l'époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu'il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d'attributs du pouvoir d'Etat, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carte bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d'un pouvoir d'Etat, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l'unité civique de la nation, devait nécessairement développer l’œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d'Etat. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu'y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l'intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d'intérêts, et par conséquent, un nouveau matériel pour l'administration d'Etat. Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d'action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d'Etat comme la principale proie du vainqueur. »

 

Il est donc contraire à toute la tradition matérialiste du communisme de considérer qu’il serait indifférent que cette machine de guerre contre le prolétariat (et contre la société en général) soit ou non aux mains de telle ou telle coterie, d’une fraction bigote et réactionnaire sur le plan de la vie sociale, ou d’une fraction représentant les intérêts de la grande bourgeoisie d’affaires libre-échangiste, ou de la petite-bourgeoisie entrepreneuriale, patrons de PME, artisans, commerçants, ou de fractions « ouvrières bourgeoises » ou encore d’une alliance entre tout ou partie de ces différentes fractions. Le fait de se déclarer, en tant que révolutionnaires, in fine pour la destruction de l’Etat, ne doit pas faire oublier l’analyse des rapports de force entre fractions des classes dominantes et encore moins l’analyse de la dynamique de ces rapports de force comme l’enseigne la théorie marxienne de la révolution permanente. Accéder au pouvoir, dominer telle ou telle partie de l’appareil d’Etat, bénéficier des prébendes liées à l’acquisition de places, ne sont pas seulement des acquis idéologiques, ce sont aussi des avantages bien matériels (sans même parler de la corruption) qui constituent le moteur de l’action, et bien peu matérialiste serait celui qui ignorerait cette dimension.

Les « révolutionnaires » qui renvoient dos à dos toutes ces représentations des classes en présence en attendant l’arrivée de l’expression « pure » d’un prolétariat révolutionnaire descendu des limbes commettent l’erreur que reprochaient Marx et Engels à Lassalle : celle d’identifier toutes ces expressions à une seule et même « masse réactionnaire » vis-à-vis de laquelle le parti du prolétariat n’aurait qu’à afficher son indifférence et son mépris, ne disposerait d’aucune tactique et n’aurait à produire aucune analyse. Ils se privent également ainsi de la capacité de prévoir les orientations à venir et donc d’anticiper sur le rôle que pourra tenir le prolétariat dans son combat, dès lors qu’il se situe dans une perspective de révolution permanente.

La critique du cirque électoral, si elle doit être affichée clairement pour combattre les illusions démocratiques, ne signifie pas qu’il faille se détourner de ce qui s’accomplit réellement, ni qu’il faille renoncer à interpréter les mouvements de fond qui se manifestent à ces occasions.

Certes, la logique électorale est à la lutte des classes ce que la tisane d’orge grillée est au vrai café : un ersatz. Mais c’en est aussi une expression, et bien peu matérialiste est celui qui se détourne purement et simplement de l’analyse des mouvements de surface et déplacements profonds qui provoquent ces phénomènes et se refuse à en tirer au moins quelques conséquences pour l’avenir.

2.           La situation de la bourgeoisie française.

Venons-en donc à l’analyse de ce que représente, en France, le récent changement de l’équipe au pouvoir. La façon dont se recomposent les différentes fractions et expressions politiques n’est pas indifférente, sans bien sûr accorder crédit aux imbécillités des journalistes qui voient une « révolution » dans l’arrivée au pouvoir de Macron[2] et de des troupes.

Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une reconfiguration du paysage politique qu’il importe d’analyser à l’aune de la situation du capitalisme en France, du capitalisme mondial et de la recomposition des rapports de force à l’échelle internationale.

Le but de la production capitaliste est la recherche du maximum de plus-value. Ce faisant la principale opposition que doit surmonter la bourgeoisie est la lutte sourde ou déclarée du prolétariat. En même temps, la bourgeoisie ne peut gouverner qu’avec l’appui du prolétariat, ce qui implique qu’elle favorise, jusqu’à un certain point, les expressions réformistes qui prétendent défendre le « monde du travail ».

Parmi les autres facteurs qui compliquent la réalisation de cet objectif et qui alimentent la lutte entre les classes figurent notamment les crises périodiques de surproduction qui rappellent régulièrement à la bourgeoisie qu’elle est incapable de diriger le développement des forces productives et qu’elle doit laisser la place à une société supérieure, une société sans classes. La dernière crise a été tellement brutale que l’Etat a dû intervenir en panique pour sauver le capital du désastre. Ce faisant, l’endettement de l’Etat atteint des niveaux qui menacent de précipiter sa faillite (cet endettement par ailleurs n’a fait que croître depuis plusieurs décennies afin de soutenir l’accumulation du capital et maintenir l’antagonisme entre les classes dans les limites du supportable en assurant une certaine redistribution pour amortir les effets de l’exploitation et du chômage). De ce fait, la béquille permettant au capital d’avancer tend à se transformer en boulet. Tout laisse penser (cf. notre analyse des cycles : defensedumarxisme.worpress.com ; www.robingoodfellow.info) que l’économie mondiale connaîtra pendant le quinquennat Macron une nouvelle crise de surproduction qui ébranlera toutes les politiques économiques volontaristes des différentes fractions bourgeoises au pouvoir dans le monde.

D’autre part, la société européenne est confrontée à des changements démographiques de grande ampleur qui engendrent de nombreuses difficultés. Les décès y sont supérieurs aux naissances et la population blanche est passée depuis longtemps en dessous du seuil de renouvellement des générations. Le maintien de la population et a fortiori son accroissement ne reposent que sur une immigration extra-européenne. La composition ethnique de la population européenne évolue et dans un contexte où la concurrence entre prolétaires est généralisée à l’échelle de l’Europe, favorise des tensions raciales et xénophobes que la bourgeoisie suscite et entretient. Elle doit cependant en même temps veiller à ce que les choses n’aillent pas trop loin. Dresser les prolétaires les uns contre les autres en ouvrant/fermant les robinets de l’immigration légale est une chose ; faire face à des attentats et prendre le risque d’affrontements inter-ethniques qui menaceraient la « paix sociale » constitue une limite. A fortiori lorsqu’une « stratégie de la tension » est ouvertement poursuivie par des fractions du type Etat islamique qui cherchent à exporter au cœur de l’Europe la guerre menée sur leur propre sol.

Une autre tendance démographique importante est le vieillissement de la population, sous l’effet d’un important progrès de l’espérance de vie. Le maintien d’une forte population qui vieillit sans travailler, après la retraite, tend à augmenter la valeur de la force de travail, chose insupportable pour la production capitaliste.

La bourgeoisie se trouve par ailleurs confrontée à la fois à une hausse de la surpopulation absolue[3] (la population active[4] augmente plus vite que la population) du fait de l’élévation du taux d’activité des femmes et d’un solde migratoires positif et à une hausse de la surpopulation relative[5] en relation avec le développement contradictoire de la productivité du travail, l’augmentation de la composition organique du capital et la diminution du taux d’accumulation de la plus-value. En France, où l’accumulation du capital a été à la traîne, il s’en est suivi une augmentation importante de la surpopulation tandis que le profil type de l’emploi créé depuis plus de 40 ans est un emploi à temps partiel, plutôt public, précaire (CDD, intérim, …), mal payé, exercé par une femme au niveau de qualification plus élevé que la moyenne, et bénéficiant d’une manière ou d’une autre d’une aide de l’Etat.

La bourgeoisie française voit donc croître, depuis des décennies (et en particulier depuis la crise de 2008-2009), une armée industrielle de réserve qui tend à progresser de cycle en cycle. La masse des chômeurs répertoriés et des travailleurs découragés atteint un niveau insupportable et cette aggravation, en même temps qu’elle constitue un danger pour la « paix sociale », oblige la bourgeoisie à chercher tous les moyens pour la résorber en partie (dans la mesure où l’existence d’une armée de réserve industrielle est à la fois inhérente et indispensable au mode de production capitaliste).

Last but not least, le développement du mode de production capitaliste dans de nombreuses parties du monde ont bouleversé la division internationale du travail et renforcé une concurrence internationale qui favorise le déclin relatif des vieux capitalismes. Les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale voient le prix de leurs marchandises tiré vers un prix mondial plus bas. Ils cherchent donc à compenser la baisse des profits en abaissant le salaire ou en délocalisent tout ou partie de leur production, en modifient leur gamme de produit, ou alors ils disparaissent.

Tous ces facteurs poussent au renforcement de tendances protectionnistes, éventuellement aggravées dans l’Europe de la zone euro par le fait que les Etats les plus faibles ont perdu leur autonomie quant à la politique monétaire[6].

Les tensions sur les modalités de résolution de la question de la surpopulation se reflètent aussi dans la montée de courants et positions politiques qui proposent des solutions de type protectionniste pour « sauvegarder l’emploi ». La grande bourgeoisie libre-échangiste au pouvoir doit se défendre contre le danger d’être éjectée, en proposant ses propres solutions. Les relations entre le libre-échange et le protectionnisme sont dialectiques, l’un vise à augmenter le taux de plus-value en abaissant la valeur des marchandises, l’autre la masse de la plus-value en mettant sous sa coupe le maximum de prolétaires et donc « d’emplois ». Les politiques bourgeoises ne sont jamais unilatérales.

C’est d’ailleurs bien autour de cette question du rapport au capital international que se sont recomposées les lignes de démarcation entre fractions bourgeoises et petites-bourgeoises : européens et libre échangistes d’un côté, nationalistes et protectionnistes de l’autre, cette démarcation passant à l’intérieur de chaque organisation politique, FN compris.

Dans le monde et en Europe, la France a pris du retard par rapport aux politiques d’austérité et de restructuration des relations capital/travail notamment celles qui ont été menées (à des époques et dans des contextes différents), aussi bien en Europe du Nord qu’en Europe du Sud. Dans la hiérarchie mondiale des mécanismes de redistribution (salaire indirect ou socialisé), la France occupe une part prépondérante, sans commune mesure avec ce que ce pays représente dans la population mondiale.

Les planchers salariaux (Smic) n’ont pu être remis en cause que par des méthodes de contournement (baisse des cotisations sociales sur les bas salaires, aides diverses du type «  emplois d’avenir », soutien au développement de producteurs indépendants échappant à la plus grande partie des contraintes liées au droit du travail - temps de travail illimité pour un revenu sans plancher à la baisse - mais le résultat est encore loin de ceux observés en Grèce ou en Espagne et au Portugal où les salaires et les pensions ont baissé de 15 à 25% (après quoi la presse aux ordres peut vendre le « miracle espagnol » ou le redressement portugais). La poussée des « mini-jobs » à l’allemande ou des contrats zéro heure à l’anglaise a été relativement contenue en France jusqu’à présent. La bourgeoisie n’a pu procéder qu’en rognant et rabotant parmi les « avantages » sociaux et en louvoyant en instaurant des modalités de contournement par crainte des réactions générales du prolétariat[7]. La pression s’est accentuée sur les salaires, le temps de travail, l’âge de la retraite, le montant des pensions, les dépenses de santé, sans pour autant parvenir à aligner le pays sur les standards de ses principaux concurrents.

3.           Une pression accrue sur la bourgeoisie pour accélérer les attaques frontales contre le prolétariat.

Les « résistances aux « réformes » deviennent insupportables à la bourgeoisie dans un contexte de concurrence accrue à l’échelle internationale et oblige la fraction française du capitalisme mondial à prendre des mesures drastiques plusieurs fois tentées et souvent différées, sous la pression de la lutte des classes. Pas tant d’ailleurs celle, réelle, (et malgré tout restée insuffisante pour endiguer certaines attaques, notamment concernant le temps de travail et les retraites - l’allongement de la durée de vie au travail avec les réformes de 2003 et de 2010 constituant une défaite majeure pour le prolétariat) que celle fantasmée par une bourgeoisie qui reste hantée par le spectre d’une France révolutionnaire, toujours prête à l’émeute et à basculer les dirigeants sous le couperet de la guillotine. Un chef d’état pourtant peu suspect de compromis social comme Sarkozy pouvait ainsi affirmer en 2009 au journal Le Parisien : « La France est un des pays les plus difficiles à gouverner : Louis XVI et sa jeune femme, ça s'est terminé sur le billot ». Un autre élément important est que cette politique visant à maintenir la lutte des classes à un niveau supportable n’a pu se faire qu’au prix du maintien d’un certain niveau de déficit public, au-delà des engagements de la bourgeoisie française vis-à-vis de ses homologues européens. Bien que facilitée par une politique de taux d’intérêt particulièrement accommodante de la part de la BCE, la réduction du déficit de l’Etat a été moins rapide que chez ces autres partenaires et concurrents (il y a même désormais un excédent budgétaire en Allemagne et aux Pays-Bas) et l’écart entre eux n’a cessé de croître.

Les autorités de l’Union Européenne ont d’ailleurs réagi dès le 9 mai ; Jüncker, puis Moscovici, ont appelé Macron à réduire le déficit de la France en coupant dans les dépenses publiques ; le ministre des finances allemand Schaüble y est aussi allé de son couplet.

L’enjeu est que la bourgeoisie française ne peut désormais plus reculer dans la mise en place des mesures (joliment appelées « réformes ») dont le but est de faire porter les conséquences de cette situation sur le prolétariat. Il va s’agir, par tous les moyens, d’augmenter le temps de travail, hebdomadaire ou sur la durée de vie (âge de la retraite), de baisser les salaires directs, de revenir sur le salaire indirect, le tout en se prémunissant d’un mouvement de masse ou d’une explosion sociale. Ce qui suppose un recours encore accru à la répression policière et judiciaire, dont l’inscription des mesures propres à l’état d’urgence dans la loi est un signal évident.

S’ajoutent aux difficultés intérieures rencontrées par la bourgeoisie française dans sa conduite de l’accumulation du capital, le fait que l’Etat français, de par son bellicisme foncier et ses menées impérialistes constantes dépense énormément de ressources dans de nombreux conflits impérialistes, dont la lutte contre l’Etat islamique, qui trouve un terreau favorable (du fait de la situation faite à une partie du prolétariat) pour faire porter ses actions directement sur le territoire français.

Compte tenu, donc, de toutes ces nécessités et des difficultés et échecs relatifs rencontrés par la bourgeoisie, de la lenteur de la réalisation de ces « réformes » depuis des années, l’heure du bilan et du choix est désormais venue.

Or, les équipes qui s’alternent traditionnellement au pouvoir (essentiellement les partis de la droite libérale ou gaulliste et le parti « socialiste ») se sont totalement discréditées au fil des années, aussi bien aux yeux des électeurs que des cercles d’affaires[8], pour des raisons différentes (en raison justement de leur écartèlement entre un besoin d’attaquer et la peur de le faire, ce qui se redoublait dans le cas du PS, du mensonge chronique historique de ce parti se prétendant héritier du « socialisme » et qui n’avait pas fait son aggiornamento à l’allemande pour se débarrasser de ses références « marxistes »[9]).

En balayant le PS (parti sortant) – le phénomène est un peu moins net pour la droite traditionnelle –, et surtout en manifestant son dégoût ou sa lassitude du cirque politique par une abstention massive, l’électorat a d’une certaine manière réalisé ce qui faisait la fortune du discours du FN (contre « l’UMPS ») ou du Front de Gauche/France Insoumise (« qu’ils dégagent, qu’ils s’en aillent tous »…). Ce qui a laissé le champ libre, avec une représentation réelle d’environ seulement 18% des inscrits (et encore moins si on considère la population concernée au-dessus de 18 ans en comptant les non-inscrits et les étrangers) la place libre à une « nouvelle » force politique inconnue en tant que telle un an auparavant. C’est du moins ainsi que le présentent les médias et les commentateurs politiques bourgeois, émerveillés les premiers jours par le « remplacement » de la classe politique usée par les représentants de la « société civile », etc. Nous n’avons pas besoin ici de rappeler le discours tellement il a été rebattu pendant toute la campagne et l’après-campagne.

4.           Une recomposition des fractions bourgeoises

Cependant, pour les marxistes, un tel phénomène n’a rien de réellement nouveau. Il se produit régulièrement lorsque les expressions politiques traditionnelles ont fait leur temps, sont devenues exsangues et inefficaces. Bonaparte, Boulanger, Pétain, De Gaulle peuvent illustrer cette irruption, dans certains tournants de l’histoire, d’un « sauveur », d’un « homme providentiel ».

Trotsky, qui était un très fin analyste politique, mettait en garde contre l’emploi inapproprié pour décrire des phénomènes politiques de même nature, mais qui ne se reproduisent jamais exactement dans les mêmes termes.

« Des notions comme le libéralisme, le bonapartisme, le fascisme ont un caractère général. Les phénomènes historiques ne se répètent jamais à l’identique. (…) Si l’on /cherchait une répétition de tous les traits du bonapartisme, il s’avérerait que le /bonapartisme a été un phénomène unique, non renouvelable, c’est-à-dire qu’il n’existe pas un bonapartisme en général, mais qu’il y a eu une fois un général Bonaparte venu de Corse. La chose ne serait pas très différente avec le libéralisme et avec toutes les autres notions générales de l’histoire. Si l’on parle du bonapartisme par analogie, on doit par conséquent montrer quels sont ceux de ses traits qui, dans les conditions historiques données, ont trouvé leur expression la plus complète. » Trotsky L. Le bonapartisme allemand, L’opposition n°32, décembre 1932[10]

Une différence essentielle entre le bonapartisme tel que défini par Marx et l’actualité, c’est que, dans le cas de Napoléon III notamment (et c’est valable aussi pour le fascisme en tant qu’il s’apparente à un bonapartisme), celui-ci est une solution momentanée pour écarter les classes en présence du pouvoir politique, aussi bien bourgeoisie que prolétariat. Nous disons bien du pouvoir politique, car il s’agit toujours de défendre les intérêts du capital.

Dans le cas de la France en 2017, ce n’est pas la bourgeoisie qui est écartée du pouvoir politique mais ses représentants politiques comme son opposition traditionnels, et sommés de refondre leur identité politique ou de disparaître. Il ne s’agit pas de mettre à distance la bourgeoisie du pouvoir politique mais de rénover ce pouvoir et d’unifier la bourgeoisie pour lancer une offensive décisive contre le prolétariat. Ce qui émerge, de manière comparable aux épisodes bonapartiste, boulangiste, gaulliste, c’est à la fois le besoin et l’espace politique pour l’apparition d’une force différente, incarnée par un individu « providentiel ». On ne peut toutefois pas caractériser formellement le phénomène Macron comme bonapartiste au sens historique du terme ; bien qu’il se prétende ni de gauche ni de droite, ce qui constitue une rupture dans un pays qui a créé ces notions, il n’est pas au-dessus des classes. Il n’est pas un militaire mais comme il le répète à l’envi un représentant de la « société civile ». Sa jeunesse symbolise également la volonté de renouvellement des générations au pouvoir et de s’attaquer non au capital mais à certains de ses aspects les plus parasitaires, ce que certains économistes désignent sous le terme rente. Son arrivée au pouvoir procède de l’impuissance aussi bien de la gauche que de la droite de mener la politique attendue par la bourgeoisie française et européenne, autrement dit la politique qui répond aux besoins actuels du capital dans le contexte international dont nous avons parlé. Le constat est que cette politique ne peut plus se présenter selon la distinction traditionnelle gauche/droite, alors que dans les faits, elles étaient similaires (ce qui s’est révélé de manière éclatante aux yeux de tous avec le quinquennat Hollande, dans lequel la « gauche » ne faisait même plus semblant de défendre un tant soit peu les « intérêts de la classe ouvrière »). Après l’échec relatif de deux quinquennats, un de droite et un de gauche, face à ce constat il convenait de réunifier les différentes fractions bourgeoises de manière beaucoup plus forte et dans un langage débarrassé des oripeaux idéologiques du « socialisme » pour mener à bien la politique anti-prolétarienne exigée par le capital. Ce que le PS aurait pu faire en abandonnant officiellement et ouvertement toute référence au socialisme il y a déjà quelques années, se fait sans lui, par d’autres, et au prix de sa quasi probable disparition.

En termes d’éclaircissements qui sont plutôt, dans la perspective de la lutte des classes, bienvenus, on notera que, et la composition du gouvernement et celle de l’Assemblée Nationale manifestent sans fard que c’est la bourgeoisie qui est aux affaires. La fraction qui a soutenu d’emblée Macron, c’est la bourgeoisie issue des nouvelles branches de la production capitaliste, notamment celles qui reposent sur les nouvelles technologies. Ce sont ces entreprises, plutôt petites qui créent aujourd’hui l’essentiel de l’emploi alors que les grandes entreprises, tout en créant des emplois à l’échelle internationale en créent beaucoup moins voire en détruisent à l’échelle nationale. C’est une fraction moderne de la classe capitaliste, plus jeune et qui n’a pas forcément les mêmes intérêts que la grande bourgeoisie d’affaires ou les managers des grands groupes industriels et de services, mais qui a un besoin urgent de « flexibiliser » le travail et de mettre à sa botte les prolétaires, notamment les jeunes et de pouvoir contourner en toute légalité le droit du travail en facilitant le travail indépendant. S’y ajoutent ces membres de la haute fonction publique, ces grands commis de l’Etat, qui se présentent naturellement comme au-dessus des classes et qui sont las des atermoiements des politiques qu’ils servent d’un quinquennat à l’autre. Communicants, lobbyistes, DRH, patrons de start-ups ou de PME High Tech composent pour la majorité l’appareil LREM à l’Assemblée.

Alors que le programme de la grande bourgeoisie était celui, ultra-libéral de Fillon, elle a fini, compte tenu de l’évolution de la situation et du discrédit porté sur son candidat, par rallier le camp Macron, qui est par ailleurs le plus ouvertement européen et libre-échangiste.

L’année 2017 marquera aussi la sortie, finalement, de toute la génération qui accaparait tous les postes de pouvoir depuis sa montée après 1968 et la période de luttes 1968-1975. A gauche, portée par la victoire de Mitterrand en 1981, ce sont tous les anciens dirigeants (maoïstes et trotskystes principalement, l’entrisme dans le PS ayant fait office pour ces derniers de marchepied vers des postes au sein de l’appareil d’Etat) devenus gourous dans la presse, la communication, les partis politiques et qui ont très largement profité du système en le verrouillant à son profit et en laissant les générations suivantes se dépatouiller avec les problèmes de retraites, de sécurité sociale, etc. Mais ceci vaut aussi pour le personnel de la droite, également issu de la recomposition politique qui s’était opérée à droite dans l’après 68, contre la vieille garde gaulliste issue de la résistance (cycle 1945-1975 plus ou moins).

Si 2017 aura vu le déclin sans doute définitif dans leur forme actuelle de ces deux forces politiques de "gauche " que sont le PC et le PS il en ira sans doute de même à l'extrême droite. En Italie la dissolution du parti neo-fasciste le Msi dans l'alliance nationale a permis à cette force politique d'accéder au pouvoir via l'alternance ; de même, en Espagne les anciennes forces franquistes furent à la fondation de l'Alianza Popular dont le Partido Popular actuellement au pouvoir est l'héritier.  L'année électorale 2017 en France sera probablement la dernière où le piège à gogos du "Front républicain " aura fonctionné vis-à-vis du FN dans sa forme actuelle. Une probable recomposition en alliance avec une partie de la droite classique donnerait aux forces issues du FN ce professionnalisme politique qui lui a fait cruellement défaut.  Un tel pôle souverainiste et protectionniste (avec ou sans la variante radicale de sortie de l'euro) pourrait alors constituer une alternative électorale crédible en 2022 en fonction de la situation laissée par l'équipe Macron.

5.           Les fausses alternatives « radicales », un piège pour le prolétariat.

Par ailleurs, l’effondrement du parti « socialiste » suscite et exige[11] la montée d’un nouvel appareil d’encadrement réformiste du prolétariat qui se présente sous un jour plus « radical ». Il revient notamment à l’ex-parti de gauche (La France insoumise) d’assurer ce rôle. Mélenchon et d’autres pourront jouer les tribuns à l’Assemblée et prétendre ainsi redonner un certain lustre à l’institution. Ceci conformément à leur position qui reste entièrement circonscrite dans le cadre de la politique bourgeoise et constitutionnelle, les seuls horizons pour eux étant la farce de la « 6° république » et la demande d’une assemblée constituante (lesquelles dans l’histoire ne se sont jamais ouvertes en dehors de la pression des masses). Mélenchon n’est pas Jules Guesde, qui pouvait lancer aux députés bourgeois de l’Assemblée nationale[12] :

 

« Notre collectivisme est né de la société actuelle, qui devient de plus en plus collectiviste. Nous n’avons fait que constater cette transformation incessante, de même que nous avons dû constater la disparition, qui s’achève, de cette propriété individuelle que vous avez toujours devant les yeux et dont vous ne pouvez attendre la résurrection que d’un miracle, - auquel nous ne croyons pas, nous autres, - la technique industrielle ne laissant plus place à l’outil possédé individuellement, et individuellement mis en valeur par son propriétaire.

Vous vous refusez à voir le monde nouveau qui se constitue, le bouleversement qui s’est opéré, la révolution en réalité qui s’est faite dans l’ordre économique avec la production collective entraînant l’appropriation collective des moyens de production.

Comment nier que le salariat ne puisse disparaître que d’une seule façon, lorsque les travailleurs seront les maîtres, les propriétaires des moyens de production ? Il n’est pas d’autre solution au problème social. »

(GUESDE Jules, Quatre ans de lutte de classe à la Chambre : 1893-1898, éd. 1901, disponible sur gallica.bnf.fr)

 

Le paysage politique de la démocratie bourgeoise ne peut pas se passer d’une représentation politique du « monde du travail ». Ce qui a longtemps été dévolu à des partis transfuges du mouvement ouvrier (d’abord la SFIO, puis le PCF, l’extrême-gauche notamment trotskyste jouant les mouches du coche et la caution radicale) ne peut perdurer, ces partis, comme on l’a vu, ayant fait leur temps et montré définitivement l’inadéquation de leur rhétorique pseudo-radicale avec leurs actes une fois au pouvoir. Une recomposition se joue entre la FI, le nouveau parti de Benoit Hamon et l’extrême-gauche, pour « représenter le monde du travail », et dont il faudra analyser de près l’évolution.

L’autre type d’encadrement qui se prépare à canaliser les éventuelles luttes ouvrières est le Front Social, agglomérat de sections de la CGT plus ou moins en rupture de ban avec la Centrale (l’ex Goodyear Mickaël Wamen, le syndicat Info-Com, les dockers du Havre…), de Sud, d’associations diverses et de l’aile plus offensive du mouvement de 2016 contre la Loi Travail. Ainsi pourrait sembler s’annoncer la promesse d’une double « résistance » : à l’Assemblée et dans la rue.

Il n’en sera naturellement rien, car cela fait bien des années que le soi-disant « mouvement social », euphémisme pour ne pas parler de lutte de classes, a renoncé à toute rupture avec l’ordre social capitaliste existant. Il ne s’agit même plus de l’aménager, mais seulement de « résister aux attaques », de « défendre les acquis sociaux » et ainsi de suite. Autant dire que, compte tenu du rapport de forces sur tous les plans (politique, syndical, policier…), ce sont des combats totalement perdus d’avance. Les prolétaires de France, dans leur majorité, goûteront à leur tour aux contrats zéro heures, aux « CDI de mission », à l’explosion des horaires de travail, à l’arbitraire accru des petits employeurs, le tout dans un contexte de répression policière et judiciaire facilité par la « légalisation » définitive des mesures de l’état d’urgence.

6.           Le besoin du parti prolétarien.

Au-delà des rodomontades du camp réformiste, c’est encore une fois l’absence d’une internationale ouvrière, d’un parti international du prolétariat qui se fait cruellement ressentir. Ce n’est que sur ce terrain que les luttes défensives pourront se transformer en revendications générales et mots d’ordres mobilisateurs capables d’être de puissants moteurs de la lutte dans une logique de dépassement constant en direction de mesures sanctionnant la rupture avec le capitalisme. Sur la diminution du temps de travail, sur l’augmentation des moyens de subsistance, sur les questions du logement, de l’éducation, sur les questions environnementales, sur la lutte contre la religion, seul le prolétariat organisé en parti est capable de proposer, de prendre et réaliser les mesures nécessaires dont l’ajournement constant devient de plus en plus un danger mortel pour la survie de l’humanité.

 

 



[1] « Lénine compulse très attentivement toute les élections dans le pays, recueillant soigneusement les chiffres qui peuvent jeter quelque lumière sur le réel rapport des forces. L'indifférence à demi anarchique à l'égard de la statistique électorale ne rencontrait de sa part que du mépris. En même temps, Lénine n'identifiait jamais les indices du parlementarisme aux réels rapports de forces : il apportait toujours un correctif pour l'action directe. "…La force du prolétariat révolutionnaire, du point de vue de l'action sur les masses et de leur entraînement dans la lutte - rappelle-t-il - est infiniment plus grande dans une lutte extra-parlementaire que dans une lutte parlementaire. C'est une observation très importante dans la question de la guerre civile. " Trotsky, Histoire de la révolution russe, T.2, p.503

[2] Reproduisant ainsi l’enflure du discours de celui qui a intitulé son livre, précisément, « Révolution ».

[3] Malgré l’allongement de la durée des études phénomène qui, pour une part, est aussi une manière de contenir la surpopulation.

[4] Celle-ci ne donne d’ailleurs qu’une image déformée de la surpopulation potentielle. Un calcul de l’emploi par rapport à la population en âge de travailler donnerait une idée plus précise du phénomène.

[5] « Nous l’appelons « relative », parce qu’elle provient, non d’un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d’accumulation [c’est ce que nous nommons surpopulation absolue NDR], mais, au contraire, d’un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d’une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n’existe que par rapport aux besoins momentanés de l’exploitation capitaliste, elle peut s’enfler et se resserrer de manière subite. » (Marx, Le Capital Livre I, 7, 25, Pléiade vol.1 p.1146).

[6] Elle présente aussi de nombreux avantages, comme le fait de moins se soucier du déficit de la balance commerciale ou encore de caresser l’espoir de transférer une partie du fardeau de la dette nationale sur les épaules de l’ensemble de l’Europe. En tout état de cause, pour la fraction la plus éclairée de la bourgeoisie, il s’agit de pousser encore plus loin l’intégration européenne.

[7] Cf. le tract : « Ils ont raison d’avoir peur de nous », du comité interpro Paris-Est, mai 2015 -  http://www.leftcom.org/fr/articles/2015-11-09/ils-ont-raison-d%E2%80%99avoir-peur-de-nous

[8] Qui mieux que le Medef peut exprimer ce que souhaite, veut et exige la classe capitaliste pour favoriser au mieux ses intérêts ? Ainsi s’exprimait son n°2, Denis Kessler, dans la revue Challenge :

« Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme...

A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !

A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées - toujours qualifiées d’« historiques » - et de cristalliser dans des codes ou des statuts des positions politiques acquises.

Ce compromis, forgé aune période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.

Cette « architecture » singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le programme commun. Pourtant, elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous ses partenaires.

Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle, qu’il les « tabouise » en quelque sorte. Si bien que lorsqu’elles existent, quiconque essaie de les réformer apparaît comme animé d’une intention diabolique. Et nombreux sont ceux qui s’érigent en gardien des temples sacrés, qui en tirent leur légitimité et leur position économique, sociale et politique. Et ceux qui s’attaquent à ces institutions d’après-guerre apparaissent sacrilèges.

Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi-disparition du parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et que ceux qui croyaient pouvoir continuer à rafistoler sans cesse un modèle usé, devenu inadapté, laissent place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse. » (Denis Kessler, ancien vice-Président du Medef, pdg de la Scor, Entretien dans la revue Challenges,

Du même « En somme, par l'effet des 35 heures, les Français ont davantage bêché que bûché. Et le travail au noir a fortement augmenté. Comment, dès lors, revitaliser le terreau économique de notre pays ? Les outils sont connus : plutôt que la défiscalisation des heures supplémentaires, que le nouveau gouvernement vient d'ailleurs d'enterrer, il est nécessaire de renvoyer la fixation du temps de travail au niveau de chaque entreprise, dans les limites fixées par le droit européen. En parallèle, il faut augmenter le temps de travail dans la fonction publique, ce qui contribuera à éviter de gonfler davantage ses effectifs, à restaurer la qualité des services publics et à colmater les déficits publics. » Après quinze années d'espérances déçues, il est temps d'abolir les 35 heures, Le Monde, 31/10/2012)

Denis Kessler en a rêvé, Macron va tenter de le faire.

[9] A partir des débris de l’ancienne SFIO, dont le candidat Deferre avait fait 3,9% face à De Gaulle en 1969, le congrès d’Epinay (1971) refonda une force politique cohérente, un parti orienté vers la prise du pouvoir (qu’il mit près de 10 ans à conquérir sous la houlette du rusé Mitterrand). Ce parti, dont l’ancêtre social-démocrate avait, comme tous les partis européens failli et trahi en 1914 face à la guerre et pour l’Union Sacrée se constitua sur la base d’un mensonge éhonté. Rien que son nom révélait une promesse intenable, puisque de « socialiste » sa politique n’avait rien alors que tout son verbiage tentait à faire croire qu’il se situait dans la tradition du socialisme ouvrier. Par exemple, en 1974, le journal du PS « L’Unité » reproduit dans son numéro 125 (27 septembre) le document des Assises du socialisme, tenues en septembre 1974. Outre des références constantes à la lutte des classes, au socialisme, à la socialisation des moyens de production, à tout un vocabulaire imprégné de « marxisme » (« idéologie dominante », « contrôle des travailleurs »…) on peut y lire des éléments de critique de l’Etat capitaliste, un appel à la construction du socialisme, etc. Pour toutes les faibles forces restées fidèles à la tradition communiste révolutionnaire, il était évident que tout ceci n’était qu’un verbiage inconsistant qui se déferait à la première épreuve de la réalité du pouvoir, mais il fallut attendre le tournant de la « rigueur » de 1983 pour que ceci soit dévoilé clairement aux yeux de tous, douchant froidement l’enthousiasme « populaire » qui avait saisi le pays en mai 1981.

(cf. http://www.archives-socialistes.fr/detail/204985?fpsearch=%2Aassises+du+socialisme&page=4)

Contrairement à son homologue allemand, au Labour party britannique, au parti socialiste italien, le PS français n’a jamais su se départir de son verbiage prétendument anticapitaliste, ce qui fait qu’il n’a pas eu d’autre voie que de se maintenir dans un mensonge de plus en plus éhonté, jusqu’à la débâcle électorale de 2017 qui l’oblige désormais (au prix sans doute d’un éclatement de l’appareil voire de sa disparition en tant que tel) à s’afficher clairement et sans honte comme un parti gestionnaire « de gauche » du capital.

Le parti communiste (PCF) avait subi le même sort, dès lors qu’il ne possédait plus de légitimité ni de base historique, ce qui ne l’empêche pas de conserver un appareil militant relativement important et un pouvoir de nuisance vis-à-vis des luttes prolétariennes non négligeables. Le PC envisage de changer de nom (http://www.europe1.fr/politique/pierre-laurent-na-pas-de-tabou-sur-un-possible-changement-de-nom-du-pcf-3349184).

Pouvons-nous aimablement suggérer aux dirigeants du PS et du PC de refaire le congrès de Tours (1921) à l’envers, et de reconstituer une force politique sociale-démocrate qui se montrerait ainsi ouvertement pour ce qu’elle est : un instrument de guerre contre la lutte autonome du prolétariat ?

[10] Dans : Trotsky Contre le fascisme, 1922-1940, Syllepses, 2015 p.290-296

[11] Il faut bien distinguer ici entre les phénomènes de fond tels qu’ils se manifestent à l’échelle de la société (ce que Trotsky qualifiait d’agitation « moléculaire » des masses) et la volonté politique des différentes fractions. Ainsi les camarades de la GIGC, dans une prise de position datée du 7 mai 2017 emploient la formule suivante : « Avec France Insoumise et la reconfiguration politique en cours à l'issue du 1er tour, la bourgeoisie a trouvé la formule politique correspondant aux pays du centre historique du capitalisme, pour faire face à la nouvelle situation dans laquelle celui-ci précipite le monde » (nous soulignons). Ce genre de formule laisse malheureusement imaginer une bourgeoisie analytique, tirant les ficelles et prévoyant le coup d’avance pour museler le prolétariat. Ceci, dans la veine de ce que nous appelons l’indifférentisme revient à ne pas voir deux choses : 1) il arrive des moments – et c’est heureux car sinon il n’y aurait jamais de révolution – où la bourgeoise, en totalité ou dans l’une de ses fractions, ne maîtrise plus le cours de choses ; 2) même de manière totalement mystifiée, dépolitisée, non consciente, le prolétariat est une force sociale qui continue à s’exprimer dans la société. Pour une part il l’a fait en s’abstenant massivement (et nous sommes d’accord avec les camarades de la GIGC pour éviter d’en faire un argument positif de ralliement du prolétariat à l’abstentionnisme), et pour une autre part en votant pour le candidat « radical », mais aussi protectionniste et chauvin, Mélenchon (24% des ouvriers et 36% des chômeurs ont voté Mélenchon au premier tour). La France insoumise recueille aussi le vote des classes moyennes dont le mode de contestation s’était exprimée avec Nuit Debout (dont l’initiateur était François Ruffin).

[12] Il a d’ailleurs demandé à siéger à la même place que… Jaurès.